Le Grand Soir #2 – L’aubade des allées

 

Mon cher Franck,

Vous êtes mon boucher depuis plus de dix ans. Merci ! Et bravo.

Merci tout d’abord pour la qualité de votre viande, en ces temps de vache folle et de grippe aviaire. Toujours tendre, bien rouge, parfaitement numérotée. Ah ! Cette jolie photographie de l’animal encore sur pieds, plantée sur le haut de votre comptoir. Je vous présente la vache N°6297ZB, fière blonde d’Aquitaine élevée à Bazas en Gironde par Monsieur Machin-Truc. La suite est moins drôle : abattue le dix-sept janvier à Bordeaux et découpée par mes soins dès le dix-huit, au petit matin.

Avec, juste derrière, cette publicité pour sous-vêtements féminins revue et corrigée par vos proches. Gros plan sélectif sur une jolie blonde toute en rondeurs, nonchalamment assise sur un slogan de premier choix :

« Leçon n°1 : savoir choisir les meilleurs morceaux »
Franck Dell Castillo - Boucherie des Allées

Qu’on se le dise ! Le boucher aime les blondes, il a du goût et ses clients se pourlèchent les babines… rien que d’y penser. Cela rassure. Cela décore. Cela donne le ton…

Et le ton : on en demande, on en redemande même ! Toujours gai, jovial, avec une petite pointe d’accent bordelais en prime. C’est un peu commercial bien sûr, mais on ne peut quand même pas vous reprocher de vouloir la vendre, votre viande.

Alors j’ose vous le dire ici : BRAVO.

Bravo d’avoir fidélisé une cliente comme moi. Vous êtes mon réconfort, ma halte du soir, mon petit échange verbal bien goûtu d’après travail. Elle va comment, la petite dame au vélo ? Toujours aussi pressée ? Aussi en retard ? Je lui sers quoi, ce soir ?

Allez : servez-moi quelques petits mots bien ficelés, bien tendres. Un peu saignants aussi cela donne bonne mine. Et vous, comment va ?

Vous me parlez de vos enfants. De vos projets de vacances, de vos projets tout court… pas facile de monter une boucherie de quartier à l'heure des grandes surfaces. Oui. Mais vous avez l'esprit d'entreprise, des idées à la pelle, vous en voulez et cela se voit. Toujours au travail, le matin tôt, le soir tard, le samedi et le dimanche aussi. C’est bien simple : la Boucherie des Allées ne ferme jamais. Votre main soupèse, découpe sans relâche. Votre œil parcourt chaque détail : sourire, tenue, vélo.

Je vous imagine choisissant vos bêtes encore sur pied, vos produits du terroire et les matières premières de vos plats cuisinés aux Capus avec le même souci du détail. Normal, que ce soit excellent !

Vous terminez invariablement par un clin d’œil... et le fiston ?

Il va comment, le fiston ? Il a le sourire de sa maman celui-là… vous ne pouvez pas le renier, ça non ! Allez : un filet, deux bavettes, le tout bien emballé.

Et hop, on passe au client suivant.

A bientôt, mon cher Frank. Je repasserai vous voir un de ces soirs pour faire le plein de chaleur humaine avant de rentrer chez moi. Ne changez rien à vos recettes, à votre bonne humeur... on en demande, on en redemande même !

Continuez à nourrir vos clients de petites attentions bien à propos. Préparez pour eux de belles tranches de vie, de celles où l’on mord à pleines dents sans même réfléchir. Régalez les fidèles de confidences imprévues, alimentez votre blog de blagues bien à vous et soyez là, bien là, quand nous viendrons prendre livraison après avoir passé commande sur le net… les plaisirs du virtuel ne sauraient remplacer ceux de la chair et des os ! Ceci fait, autorisez-vous quelques temps de repos : rien que pour vous. Laissez vos clients se désespérer de vous le samedi midi, et le dimanche aussi.

Prenez le temps de vivre, sortez de votre boutique et RES-PI-REZ.

Des bouchers comme vous… on veut les voir vieillir avec nous !

Bien à vous,

M.

 

Nous avons discuté plus longuement que d’ordinaire ce soir là. C’était un vendredi, veille de week-end. Vous m’avez proposé de l’araignée, de la poire, du merlan. A croire que je m’étais trompée de boutique ! ai-je ironisé avant de vous laisser faire vous-même votre choix. Il n’y a pas de bons bouchers, juste de bonnes clientes dit la sagesse populaire. Et il en va de la viande comme des humains : si la tendresse a un prix, c’est bien celui de la fidélité.

Je vous ai regardé réaliser votre ouvrage le geste sûr, le verbe comme toujours abondant. Je n’étais pas pressée, vous m’avez semblé en forme alors je me suis assise face à votre comptoir et je vous ai tendu votre lettre. Vous avez rangé vos couteaux, essuyé vos mains sur votre grand tablier blanc, baissé les yeux avant de les relever à demi.

Et vous m’avez dit :

Je voulais faire de la mécanique, rien d’autre ne m’intéressait. Ce sont mes mains qui n’ont pas voulu, une allergie toute bête… et me voilà boucher ! Ce que j’aime dans mon métier : c’est les gens. On parle, on se regarde vieillir, on se le dit. J’aurais aimé appeler ma boutique « A la bonne Franckette » mais je n’ai pas osé. Les Allées, tout le monde s’y retrouve. C’est gentil d’avoir pensé à moi, je suis rarement le premier et ça me fait tout drôle. Et puis votre courrier je le trouve tendre et ce que je préfère dans la viande… c’est le filet !

Nous avons ri tous deux, un peu gênés de cette intimité qui s’installait entre nous.

Quelques jours plus tard je suis revenue dans votre boutique, vous m’avez accueillie d’un sourire complice et j’ai bien vu que vous m’attentiez.

Vous m’avez fait signe de vous rejoindre près du comptoir. Là, vous m’avez soumis une lettre fleuve qui contenait tout un ensemble de mots jamais dits à votre épouse, une fille de boucher à qui vous auriez aimé offrir autre chose que l’odeur du sang, de la sciure, le crissement des os que l’on scie à longueur de journée et celui des carcasses jetées sur le sol d’un frigo glacial qui vous rongeait jour après jour le dos et les mains. Quatre pages d’une écriture toute simple, toute ronde, qui n’appelaient aucune correction.

Juste l’envie de les mettre en partage.

6 Comments

  1. Jean sur novembre 8, 2017 à 10:07

    Il faut toujours prendre la pièce du boucher un morceau de choix et pour l’araignée c’est un test car si le boucher ne sait pas la préparer c’est impossible à manger salut Jean

  2. Manu sur novembre 12, 2017 à 8:37

    Sans les artisans il y a longtemps qu’on aurait perdu le goût des bonnes choses merci pour eux c’est un sacré boulot et on en a sacrément besoin

    • Myriam sur novembre 15, 2020 à 2:00

      Entièrement d’accord avec vous. Et que de passionnés derrière les comptoirs des boutiques… Bien à vous, M.

  3. Anna P. sur novembre 15, 2017 à 5:12

    ah quel régal ! un boucher comme on les aime ! j’aime beaucoup vos courriers et ça fait du bien de lire vos histoires MERCI

  4. Pierre sur mars 9, 2018 à 10:24

    L’humain c’est essentiel il faut le dire et le redire je ne connais pas votre quartier mais ce boucher a l’air d’être un sacré personnage au fait existe-t-il ? Pierre (Bassens)

    • Myriam sur mars 12, 2018 à 7:49

      Il existe oui ! en chair et en os ! même si l’imaginaire a toute sa place dans ce courrier… comme dans la réponse ! Merci pour votre lecture et ce message. Bien à vous, M.

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