Le Grand Soir #27 – La concordance des temps

Cher temps qui passe,

Je me suis levée ce matin avec l’intention de mettre de l’ordre un peu partout autour de moi. Ouvrir en grand les armoires, les tiroirs, les boites d'archives. Trier, jeter, me débarrasser sans plus attendre de cet inutile flot de papiers… tel était du moins mon projet.

Exercice Ô combien difficile ! Tant de souvenirs où plonger, impossibles à balayer d'un revers de la main sans y mettre un tant soit peu les formes….

J'ai donc pris le temps de relire, de faire des piles. Sur ma gauche ce qui serait à garder jusqu'au prochain tri, sur ma droite ce qui serait à jeter.

Et soudain ces notes, griffonnées sur les pages arrachées d’un cahier.

Je revois la scène, comme si j’y étais.

Une femme entre deux âges, à la terrasse du KFC des Halles.

Les traits marqués, les yeux las. Petit tailleur strict, cheveux poivre et sel coupés très courts à la garçonne. Des boucles d’oreilles carrées d’un bel orangé, émaillées comme les miennes.

Celles que j’ai ramenées de Lisbonne cet été.

Quelque chose ne colle pas. Il faudrait m’arrêter, prendre le temps de m’asseoir à sa table et lui demander : pourquoi le KFC, le tailleur strict, pourquoi les cheveux trop courts, votre lassitude et cette touche de couleur à vos oreilles ?

La seule touche, à laquelle se raccrocher.

L’aborder et lui dire : Madame, l’orangé de vos boucles d’oreilles me touche infiniment, je ne saurais vous dire pourquoi, il me rappelle l’été, mes vacances à Lisbonne, c’était juste avant le décès de ma mère qui avait des cheveux gris et des traits tirés comme vous ; j’aimerais vous écouter et comprendre le pourquoi de cette touche orangée ; j’aimerais vous écouter et apprendre de vous ; ensuite seulement me risquer à faire votre portrait, si vous le voulez bien ?

Mais je suis déjà rendue à la Fontaine des Innocents et vous voilà bien trop loin déjà pour me répondre.

A l’aplomb exact du mobile de Calder, un chinois barbu et trapu avec un petit chien vêtu d’un manteau bleu turquoise entonne « I’m singing in the rain ». Il me voit lever les yeux au ciel à la recherche de la pluie, il me voit le regarder, nous rions l’un et l’autre.

Il fait beau. Soudain, un élément rouge du mobile se met en mouvement, les quatre autres restent stables. Il n’y a pas un souffle de vent.

Pourquoi le rouge bouge-t-il et pas le jaune ou le noir ?

Et pourquoi pas le bleu aussi ? Tous pourraient bouger, alors pourquoi le rouge ?

Pourquoi le rire du chinois trapu, pourquoi les traits tirés de la dame aux boucles d’oreilles orange du KFC ?

Pourquoi la stabilité des uns, la fragilité des autres ?

Je voudrais comprendre ce qui nous meut. Comprendre ce qui nous met ou non en mouvement. L’envie me brûle de faire demi-tour pour m’en aller retrouver la dame au tailleur strict. J’hésite, mon regard va du chinois au mobile de Calder. Du mobile au chinois. Je reprends le chemin des Halles, pousse la porte du KFC, cherche des yeux la dame en terrasse. Seul son plateau est resté sur la table.

Un serveur s’approche, il est tout habillé de noir. Il me dit :

- Elle vient juste de partir ; en vous dépêchant, vous devriez pouvoir la rattraper…

Je fais non de la tête, trop tard. Lui courir après n’aurait plus aucun sens.

Il me demande : vous la connaissez bien ? 

- Ses boucles d’oreilles seulement, j’ai dit, d’une voix un peu plus rauque que d’ordinaire.

- Elle a dû aller chez son fils. Elle y va toujours, quand elle met ses boucles orange…

J’ai hoché la tête sans trop savoir pourquoi. Le regard du serveur s’est arrêté sur mes boucles d’oreilles, celles que j’ai ramenées de Lisbonne cet été, juste avant le décès de ma mère.

Je lui ai souri. Oui : les mêmes ou presque.

Seul l'arrondi des angles les distingue.

- Revenez vers 16h18, elle s’arrête prendre un thé vert le samedi avant de rentrer chez elle.

J’ai repris le chemin de la Fontaine des Innocents. Il y avait foule devant le mobile de Calder, le chinois m’a suivie des yeux, j’ai caressé son petit chien bleu turquoise du bout des doigts. Ce fut un geste quasi imperceptible et doux.

La femme aux cheveux trop courts et au sourire triste était là quand je suis repassée devant le KFC des Halles avant de m'en aller prendre mon train en fin d’après-midi. Assise à la même table, une tasse de thé vert sur son plateau. Je l’ai longtemps dévisagée de derrière la vitre. Je l’ai vue enlever ses boucles d’oreilles, les placer l’une après l’autre dans un sachet de velours gris pâle, qu’elle a ensuite glissé dans son sac. Tout collait désormais : son petit tailleur strict, ses traits tirés, ses cheveux poivre et sel coupés très courts à la garçonne, le gris pâle du sachet de velours et ses yeux las. Elle a relevé la tête, a vu mon reflet dans la vitre. J’ai mis mes mains à mes oreilles et j’ai pointé du doigt le bel orangé émaillé de mes propres boucles. Elle a souri, m’a fait oui de la tête. J’ai vu ses lèvres bouger. Ce sont presque les mêmes, oui. J’ai souri à mon tour et j’ai ouvert mon sac pour en sortir mon carnet Moleskine. Un carnet orange, eh oui. Elle m’a fait « super » de la main, le serveur tout habillé de noir n’était plus là et je n’ai pas osé entrer. Elle m’a regardée griffonner quelques mots, des détails que je ne voulais pas oublier. Son portrait serait pour plus tard, si je venais à la croiser de nouveau. Un samedi, aux alentours de midi ou de 16h18 à la terrasse du KFC des Halles, qui sait ? Je lui ai souri une dernière fois, elle m’a fait un petit geste de la main et j’ai repris ma course.

Partout, des fils à tirer. Partout, des histoires à raconter…

L’après-midi a filé à la vitesse grand V. J’ai regardé ma montre, il était 17h27.

La trotteuse infatigable de ma montre sonnait l’heure du départ et j’ai gagné la gare Montparnasse sans plus perdre de temps. J’ai regardé le flot des voyageurs depuis le point immobile où je m’étais arrêtée.

Tous happés par leurs voyages au point d’en oublier le monde autour d’eux. Certains partant, d’autres arrivant, d’autres en transit ; tous fonçant tête baissée vers une destination connue d’eux seuls, prisonniers volontaires de leurs bulles. Ici comme à Beaubourg, happés par une course qui seule semblait avoir un sens à leurs yeux.

J’ai repensé à ma journée, à la femme du KFC des Halles et au Chinois de Beaubourg. 

La femme aux traits tirés, au petit tailleur strict et aux boucles d’oreilles orange m’aurait-elle questionnée sur ma vie, si j’avais osé l’aborder ?

Le Chinois m’aurait-il invitée à parler de moi, si je l’avais questionné sur le pourquoi du manteau bleu turquoise de son chien et sa raison d’être ici ?

Je sors mon carnet, je griffonne à nouveau quelques mots pour ne pas les oublier

Tant de fils à tirer. Tant d’histoires à raconter !

 

Les jours ont passé, les années aussi et je retrouve avec bonheur la palette des couleurs ayant nuancé cette période de ma vie, comme les autres.

Une rapide recherche m’indique le nom du mobile de Calder : Horizontal.

Un « joyeux stabile-mobile » entré par dation dans les collections de Beaubourg en 1983, brièvement exposé à La Défense dans le cadre d’une exposition en 1992, invisible ensuite pendant près de 20 ans et venu remplacer en 2011 le pot doré de Jean-Pierre Raynaud « depuis son envol vers le 5ème étage du musée ». « En dépit de ses 6 tonnes, Horizontal donne une joyeuse impression de grâce et de légèreté, animé par le moindre souffle » commente le site « archéologie du futur, archéologie du quotidien » où j’ai déniché la photo qui m’a semblée la plus proche de mon souvenir.

Je l’ajoute à mon courrier, pour fixer l’instant. Fixer la concordance des temps…

Soudain, je repense aux leçons de grammaire de mon enfance. Je repense à ces règles, si difficiles à assimiler. Je me dis que le passé, sans être « plus que parfait », vient bel et bien de m’envoyer quelques clins d’œil de nature à éclairer mon présent, et nourrir la façon dont je peux aujourd’hui me projeter dans un futur plus ou moins proche qui n’a rien d’antérieur, et pourtant…

Chacune des nuances colorées de cet écrit me semble tisser un fil d’Ariane encore ténu, certes, mais qui me ramène bel et bien à ce qui ancre mon présent, de la façon la plus sensible qui soit.

Alors bien à toi, cher temps qui passe.

Et bien à vous, les orangés de ma vie… merci !

M.

 

Il y avait tant de nuances orangées un peu partout autour de moi dans la pièce où je m'étais installée de bon matin pour trier mes papiers, qu’il me fut aisé de les convier à mes côtés. J’ai laissé mon regard trainer sur la belle constance de cet ensemble disparate, venu fort à propos me réveiller. Et mes projets avec !

La grande gouache de Georgette K. me fit sourire, ainsi placée à la verticale  comme un grand feu, défiant à elle seule toutes les lois de l’équilibre… ce qui ne pouvait que plaire à son auteure. Le pastel de Jørgen T.H, ramené de Louisiania - ce Centre d’Art Contemporain d’une beauté à couper le souffle, là-même où un stabile de Calder mis en miroir avec l'un de ses mobiles accueille les visiteurs, silhouette massive face à un fjord bleu argent entouré de sculptures éparpillées sur l’herbe verte - ce pastel abstrait aux couleurs chaudes, d'où je voyais depuis toujours émerger des musiciens de jazz, me fit plonger dans les eaux claires du Nord et le souvenir heureux d'un long séjour en terre danoise le temps d'un été dont je n'avais oublié ni le calme serein, ni la beauté… La petite huile de P. et ses champs de blé mordorés tombant en grappes vers la mer sentait toujours aussi bon une Côte d'Azur immuable et douce ; la lampe K. chinée l’été dernier brillait telle un soleil au couchant, tout comme le grand mur orangé du séjour côté sud, celui de l’entrée côté est et les petits tableaux de L. choisis pour moi par l'auteur de Vents d'herbes...

J’embrassai du regard tout ce que j’avais pu glaner d’orange au fil du temps, jalonant mon intérieur de références à des instants précieux. Tant de chaleur ne pouvait que faire du bien. Tant de constance aussi, dans cette indispensable et toujours singulière permanence de soi que permet le rapport à l'art et la beauté.

Je réalisai soudain que ces mots, "l'art permet la permanence de soi", issus d'un échange avec Jean Caune il y a fort longtemps... instant précieux s'il en était lui aussi, ne m'avaient jamais quittée. 

Le stabile-mobile de Calder était décidément d’une permanence à l’égale de sa capacité à se mettre en mouvement au moindre souffle d’air. Et mes projets avec !

À l'horizontal, à la verticale. Qu'importe.

Tout était dans le mouvement.

 

 

3 Comments

  1. Manu sur avril 26, 2020 à 10:44

    Vive la concordance des temps ça tombe à pic on en a. Il faut publier plus de textes et plus souvent. Salut à tous. Manu

  2. irène Darnau sur mai 4, 2020 à 7:01

    Trés beau texte sensible entre arrêt et mouvement discordance et concordance, rangement et dérangement. De belles questions , des rencontres et le temps qui file entre nos mains , sur nos coeurs, nos mémoires…..et nous fait riche de tous ces moments.

  3. Sylvie Loubet sur mai 13, 2020 à 3:30

    Une belle concordance des temps ! Où le passé devient présent à travers votre écrit du présent au passé. Tout l’art de transmettre de beaux souvenirs et de riches émotions… Un texte ‘plus-que-parfait’ pour le plus grand plaisir du lecteur.

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