Bien chers tous
Correspondances
2 entretiens d’1H30, ayant débouché sur la rédaction de 6 lettres destinées à être remises par leur auteur à ses destinataires.
[ Extrait ] [ Lettre N°3 ]
Chère G,
Vous savez combien nos discussions me sont précieuses, et combien j’apprécie votre regard sur les choses.
Nous nous sommes quittées le mois dernier sur la promesse de nous écrire… mais le temps a filé bien trop vite et ce projet est de nouveau resté en friche. J’ai pourtant en tête plus de mots qu’il n’en faudrait pour remplir le courrier que je vous destine depuis longtemps déjà ! Et je voudrais que ces mots enfin vous soient dits.
J’ai pensé à vous hier soir, en écoutant la chorale de mon fils chanter devant le parterre radieux des parents, voisins et amis de notre école de musique de quartier. Le tout dans un sympathique vacarme de flûtes à bec, tambourins, maracas et autres triangles. Vos auditions étaient d’une toute autre tenue bien sûr, mais j’ai pensé à vous et laissé gambader mon esprit vers ces terres lumineuses des jeudis de mon enfance passés à « faire de la musique » dans votre atelier, bien avant d’en apprendre les règles […].
[…] Vous étiez mon professeur de piano, par les hasards combinés de l’amitié et d’un défi lancé par mon père. Lequel racontait volontiers avoir été dégoûté de l’instrument par un mauvais professeur, client de mon grand-père avocat. Une dette, liée à un procès perdu. Mon père manifestant peu de goût pour la musique… et n’ayant surtout rien demandé, le professeur se vengeait semblait-il d’honoraires jugés trop élevés par des coups de règles à chaque fausse note. Autant dire souvent ! Les leçons prirent fin dès que l’affaire s’ébruita, mais le pianiste avait gagné sur un point au moins : mon père allait rester rétif à toute forme de musique pour le restant de sa vie. Et c’est sous forme de boutade qu’il vous mit un jour au défi de faire de ses enfants des mélomanes. C’était bien mal vous connaître !
Ou trop bien… Car vous avez toujours aimé les défis, et la musique plus encore.
Dès notre plus jeune âge, il fut convenu que nous nous rendrions mon frère, ma sœur et moi tous les jeudis après-midi chez vous, pour y suivre des ateliers musicaux d’un genre nouveau. Rythme, mélodie, harmonie, improvisation, composition… votre pédagogie était fondée sur la méthode Willems, que vous mettiez en oeuve avec la conviction de ce que la pratique devait précéder la transmission des connaissances. Et pour objectif premier, de faire de l’éducation musicale un moyen de favoriser l’épanouissement de chacun.
Nous sonnions en bon ordre à votre porte, invariablement entrouverte. Puis nous dévalions l’escalier, pressés de nous soumettre à votre fantaisie. Nous y retrouvions une bande de bons petits diables envoyés par leurs parents pour se défouler en bonne compagnie. Et si ensuite leur venait le goût de la musique… tant mieux ! Les cours avaient lieu dans votre cave, qui donnait sur un jardin tout en long croulant sous les fleurs, à l’abri des regards et bien au calme. Ce qui ne durait guère. Car sitôt en place, vous nous invitiez à faire le plus de bruit possible en nous donnant l’exemple. Nous tapions sur des tambours, des claviers, soufflions à tue-tête dans des flûtes, malmenions toutes sortes de xylophones et autres instruments que nous glanions à droite et à gauche. Et des instruments, il y en avait beaucoup ! Des gros, des petits, des bien connus, d’autres non. Vous nous rappeliez que tout nous était permis dès lors que nous le faisions en rythme. Et nous avions tôt fait d’assimiler la règle, dans un désordre d’autant plus grand que vous vous étiez associée à une petite dame à chignon elle aussi, peintre de son état. Toute aussi originale et résistante au bruit que vous. Une joie presque palpable s'emparait de nous tant elle était puissante, et nous étions heureux comme des rois, répondant à l’un au moins des principes fondateurs de votre méthode : le plaisir, rien que le plaisir. Le temps des apprentissages viendrait ensuite, une fois bien ancré « l’amour de la musique ».
Il fallait vous voir, régnant en maître sur les huit à dix petits diables bien trop excités de faire chez vous tout ce que leur interdisaient d’ordinaire leurs parents ! Invariablement vêtue de grandes robes zébrées de couleurs, vous orchestriez avec un bonheur communicatif ce désordre créatif, exhibant fièrement en fin d’après-midi les résultats de ces œuvres collectives aux parents, pour la plupart ébahis.
Car il y en avait partout : des instruments, des tâches, des bouts de papier. Mais votre grand rire effaçait tout. Quelques minutes après la fin, tout reprenait miraculeusement sa place : vous remisiez les tabliers sales au placard ; redonniez un peu de lustre aux coiffures, un peu de tenue aux ensembles. Nous nous lavions les mains dans un silence retrouvé, le regard encore brillant de tout ce que nous avions vécu, ressenti, appris de nous-même en nous confrontant à l’immensité de nos possibles. Nous remontions alors bien sagement l’escalier, tirions la porte entrouverte et retrouvions la vie de tous les jours.
Je ne crois pas que nous comprenions tout ce qu’il y avait d’extraordinaire dans le travail que vous nous demandiez. Mais je me souviens clairement de notre joie, de nos rires.
Chère G. !
Vous m’avez fait aimer la musique. Et plus largement le beau. L’inattendu. Vous m’avez fait aimer le piano, avant même d’avoir appris à lire une note sur une partition. Les mains, directement sur le clavier. Au toucher !
A l’oreille aussi. Vous me placiez à côté de vous, et vous me disiez : « Surtout, écoute bien. Ce morceau-là est magnifique ». Puis vous preniez votre respiration, les mains déjà en place. Et le temps défilait sans contrainte.
Je tenais à ce que ces mots vous soient dits, et avec eux tout ce que je vous dois.
[…] Je n’ai pas fait carrière dans le piano bien sûr. Je n’en joue même plus depuis longtemps. Mais vous m’avez laissé le plus beau des héritages : celui de la fantaisie, de la couleur. Ne s’étonner de rien, aller à ce qui tranche, qui diffère. Le goût de l’art sous toutes ses formes. Et je me suis toujours dit que cet intérêt très improbable pour les arts me venait de là : de ces après-midis passés dans votre cave avec mon frère et ma soeur, à nous confronter joyeusement à l’acte de créer dans une grande liberté d’agir et de faire. Sans y penser, sans même en avoir l’air ! L’apprentissage du nouveau, du jamais vu. La fantaisie. Ah, votre grand rire de ces après-midis ! Je ne l’ai jamais oublié.
Vous l’avez toujours.
Et toujours vos yeux si bleus, ces yeux habiles à voir des choses que les autres ne voient pas encore.
La porte de votre porte maison est toujours entrouverte. L’escalier, toujours bien raide vers la cave. C’est là, que je vous ai trouvée lors de ma dernière visite, trônant au milieu de vos pinceaux, de vos sculptures ; vous essayant à l’argile, au bronze ; à la toile encore, avec toujours autant de couleurs, toujours autant de fougue. Trônant au milieu de vos œuvres, les commentant, disant tout ce qu’il y a de vous, en elles. Et d’elles en vous.
Vous avez été un passeur, pour toute une génération de petits comme moi.
Soyez-en remerciée ici. Avec toute mon affection,
C.