Biographie… vous avez dit biographie ?

Avec "La légende de nos pères", Sorj Chalandon (journaliste, écrivain) illustre avec finesse ce que recouvre le métier de biographe et ce lien très particulier qui l'unit à son client, dans un roman magnifique sur la filiation, le devoir de mémoire, le travail d'écriture. Une invitation à  découvrir ce qui se joue dans ce travail à deux voix, du tout premier contact à la remise de l'ouvrage. Les souvenirs de l'un convoquant les souvenirs de l'autre et inversement, tissant un lien d'intimité entre deux histoires : celle de celui qui se dit. Et celle de celui qui écrit. C'est un roman bien sûr, avec sa part d'imaginaire et ses personnages singuliers. Mais tout y est tellement vrai !

 

[Extrait]

" Assis, Tesclin Beuzaboc était encore plus imposant que debout. Il n'avait pas enlevé son manteau. Il était penché sur la table. Sa fille nous avait présentés rapidement. Sourire courtois. Poignée de main. Elle a déposé un sourire sur la tempe de son père, m'a fait un signe et elle est repartie.

Il a commandé une bière ambrée. J'ai pris une blonde artisanale. Puis il m'a observé par-dessus ses lunettes. Longuement, patiemment, à regards tranquilles.

- Vous écrivez donc la vie d'un autre.

Voix de bière, de fumée et de temps.

- J'écris la vie des autres.

- Pourquoi ?

Je me souviens avoir souri. Quelle étrange question. Je m'attendais au comment des choses, pas au pourquoi. Alors je lui ai parlé. Mon métier de journaliste, tous ces êtres croisés que je voulais savoir. Il se taisait, fronçait les sourcils comme celui qui écoute sans entendre vraiment. Puis il a détourné les yeux. Il a hoché la tête. Il s'est levé. J'ai repoussé ma chaise. Dans la lumière blonde et bois de la brasserie, son visage était cuivre. Il n'a rien dit. Sur le trottoir, il m'a tendu la main puis il est parti.

Depuis toujours, je recherche les mots. Je les veux au plus près, au plus pur, au plus nu. En rentrant chez moi, j'ai essayé d'écrire la peau de Tesclin Beuzaboc. Une fois écarté le "parcheminé" et le "buriné", que restait-il ?  Comment décrire l'épais cuir, les rides profondes, les griffures de la vie ? Ce soir-là, j'ai cherché les images qui le disaient le mieux. J'ai trouvé des formules, mais c'étaient des formules. Des tournures. Des standards qui m'éloignaient de lui. À son regard, à son attention, à sa poignée de main, j'ai su que Beuzaboc allait devenir mon client. Et s'il acceptait de l'être, il me fallait en être digne. C'est pour ça que j'essayais de le décrire. J'ai trouvé quelques pistes pour sa démarche, sa taille, ses cheveux blancs et lourds. J'ai approché l'éclat de son regard, son sourire ombré, ses mains immobiles, mais pas sa peau. Elle aurait pu être une argile sans eau, l'écorce d'un vieil arbre ou la mue d'un reptile.

Je suis sorti au crépuscule. Je marche parfois la nuit pour recueillir un mot. J'ai regardé le ciel au-dessus de la grand-place. Un ciel de juin avant l'orage. Je me suis demandé si je pouvais écrire le ciel sans autre mot que ciel. Comment décrire cet état de lumière. Comment approcher l'évident, le simple, les feuilles qui frissonnent. Parce qu'écrire "frissonner", c'est déjà s'éloigner de la feuille. Elles ne frissonnent pas, les feuilles. Elle font tout autre chose que ce qu'en dit le mot. Elles ne bougent pas, ne remuent pas, ne palpitent pas. Elles feuillent. Voilà. Elles feuillent, les feuilles. Elles font leur bruit, sans autre mot. Et le ciel, il nuage. Je me suis dit qu'un matin, au réveil, il me faudrait pour Beuzaboc quelque chose de Tesclin. Ne pas le dégrader par un prêt-à-écrire, mais prendre ses mesures et coudre un mot pour lui.

J'espérais que sa fille me rappellerait. L'entretien avec son père n'avait pas été chaleureux, pas désastreux non plus.

J'avais aimé sa façon de m'écouter, de me regarder, de me saluer."

[...]

Sorj Chalandon - La légende de nos pères - Grasset, 2009

Photo de couverture : Robert Doisneau / Rapho.

Disponible en livre de poche.

2 Comments

  1. Laurence sur septembre 30, 2018 à 11:20

    L’écriture est belle l’histoire étonnante avec des personnages émouvants parmi lesquels le biographe , un certain Marcel Frémaux , mais je trouve la fin très étrange… peut-on écrire un livre où tout est faux même si c’est la commande ?

    • Myriam sur octobre 2, 2018 à 8:23

      Merci Laurence pour cette question. Jusqu’au bout Marcel Frémaux, le narrateur-biographe, s’interroge sur la posture à avoir dans ce cas très particulier. Contre toute attente, il choisit de rester fidèle à ces « histoires d’enfance aux portes du sommeil » qui ont construit sa cliente, Lupuline Beuzaboc, la fille de Tesclin Beuzaboc dont il écrit la vie, et qui ont également construit la relation aux autres de son père. Ces histoires, que le père de Marcel Frémaux, résistant de la première heure, lui, n’a jamais racontées à son fils. Et c’est finalement Tesclin Beuzaboc qui prendra la décision d’annoncer à ses proches « je vous ai menti ». La question de la vérité est très présente dans le travail du biographe. Celle du respect du récit aussi, fut-il partiellement exact seulement. Les deux ne sont pas toujours conciliables. L’important est d’en discuter avec son client, qui n’est pas toujours celui dont on collecte la parole, et avec celui dont on écrit l’histoire aussi bien sûr, dans le respect des règles éthiques que l’on s’est fixé. C’est ainsi que se construit la posture de biographe propre à chacun. Une posture nourrie de rencontre en rencontre… Il en va ainsi de chaque métier centré sur l’humain, et c’est ce qui en fait la richesse. Bien à vous, M.

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