Citations précieuses et lectures salvatrices en ces temps de (dé)confinement… #8

Photo Gallimard - Francesca Mantoni

 

... spéciale dédicace à toutes celles et ceux qui rêvent de plage !

 

Journal d'un corps - Daniel Pennac

[Extrait]

Jeudi 8 août 1968 - 44 ans, 9 mois, 29 jours

Emmené les enfants à la mer, sur la petite plage de Cagnes. Bien longtemps que je ne m'étais baigné ! Nagé sous l'eau, aussi longtemps que je le faisais à vingt ans. Sous l'eau je renoncerais volontiers à la respiration et à toutes les obligations de la surface. Cette caresse totale de ma peau par la peau de la mer j'aurais pu en faire une passion exclusive, apprendre à ne pas respirer, mener une vie de marsouin, filer dans cette soie une existence sans pesanteur, ouvrir le bec parfois et me laisser aller à me mourir. Mais nous faisons des choix qui réduisent nos passions les plus prégnantes à des idées de bonheur. il suffit que je me sache bien sous l'eau pour me dispenser de baignade. C'est à quoi je pensais, ce matin, sous la Méditerranée, avant de reprendre pied sur la place. Reprendre pied... Tu parles ! Dès que je sors de l'eau, les galets me disloquent comme un de ces petits jouets de bois - girafes le plus souvent - que les enfants font dégringoler sur eux-mêmes en appuyant sur leur socle. Pendant que je me retrouve à quatre pattes, Bruno et Lison, pieds nus comme moi, jouent au volley avec d'autres adolescents en galopant comme s'ils couraient sur du sable.

Lundi 12 août 1968 - 44 ans, 10 mois, 2 jours

Ce matin, je m'avance vers la mer après avoir refusé les affreuses sandales de plastique que Mona me propose. Je me tiens (me maintiens) le plus droit possible sur les galets, un peu raide peut-être, un rien cambré, feignant la démarche rêveuse du type qui jouit de l'horizon avant de se décider à plonger. La plante de mes pieds - consistance, température, surface, rotondité -, transmet ces renseignements aux genoux informent aussitôt les hanches, et ça marche, je marche, jusqu'à ce que la somme des informations à transmettre devienne telle que mon cerveau s'y perd et que le caillou inattendu, plus pointu que les autres, lui commande d'envoyer mes bras à la recherche de l'équilibre. Et c'est ainsi, mes bras moulinant l'air, que je me trouve réincarné en Violette ! Je ne pense pas à Violette, je ne souviens pas de Violette, je suis Violette, oscillant sur les galets lorsque nous allions pêcher. Je suis le vieux corps flageolant de Violette, Violette marche en moi - pas avec moi, en moi ! Une absolue possession, délicieusement consentie. Je suis Violette en sa démarche branlante vers le pliant que je reculais toujours de deux ou trois mètres pour la taquiner. À mon âge toi non plus tu ne tiendras plus debout sur les galets, disait-elle, mais moi je pourrais toujours tenir un poisson vivant dans la main ! Sauf que quand tu auras mon âge, je serai morte. Oh, Violette ! Tu es là! Tu es là !

Mardi 13 août 1968 - 44 ans, 10 mois, 3 jours

Au fond, il me plaît de penser que nos habitus laissent plus de souvenirs que notre image dans le cœur de ceux qui nous ont aimés.

[...]

Journal d'un corps - Daniel Pennac - Gallimard

 

 

 

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