Citations précieuses et lectures salvatrices en ces temps de confinement… #7
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Dans le jardin des mots - Jacqueline de Romilly
Extrait.
" [... ] La langue nous laisse toujours le choix ! Prenons l'Horace de Corneille avec ses deux vers célèbres :
Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ? Qu'il mourût,
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût...
Là aussi, bien qu'il s'agisse de la troisième personne du singulier, cela fait beaucoup pour notre goût moderne. Et je joue à varier l'expression de diverses façons : "qu'attendez-vous donc de lui contre trois ?", "que pouvait-il donc faire, selon vous, contre trois ?". Et la réponse sera "mourir" ou bien "la mort", et l'on peut chercher à faire rimer "mourir" et "secourir" et à refaire un alexandrin. Ce n'est pas facile ; le texte de Corneille reste toujours plus riche et plus dense.
On se rend compte sur les exemples les plus simples combien peuvent varier le ton et la nuance. Au lieu de dire "j'attendais qu'il fît jour", nous dirons peut-être "j'attendais : il ferait bientôt jour" ; dans ce cas, le tour est vif et l'impatience se perçoit ; on peut aussi dire "j'attendais la venue du jour", ou tout simplement "j'attendais le jour". Cela fait bref, concis, discret ; mais si l'on préfère la dignité d'un alexandrin et un peu d'emphase, on dira "j'attendais le moment où le jour serait là".
Dès que l'on commence à varier les expressions, en fonction de la grammaire, on découvre toutes les finesses du style.
Il en va de même pour la concordance des temps, quand on rapporte les propos d'une personne : "il a dit qu'il viendrait" et non pas "qu'il viendra". Quelques fois, même le pronom peut en être affecté ; un personnage déclare "nous viendrons" ; mais si, après coup, je le cite, je dirai "Il a dit qu'ils viendraient". Tout cela parait simple et facile à observer.
Néanmoins, ici encore, on rencontre des finesses. C'est ainsi que l'on pourra garder le même temps que dans le style direct si l'on veut insister sur le contenu de l'affirmation, sur la vérité de l'affirmaton. On dira ainsi "Galilé a soutenu que la terre tourne autour du soleil", mais on dira "les gens d'alors soutenaient que Galilée se trompait".
Mais, en dehors de cette distinction particulière, il est important de marquer que tout l'ensemble des propos que l'on rapporte dépend du verbe principal et qu'on ne les fait pas siens. Le grec ancien, pour marquer cette dépendance, changeait le mode du verbe, ce qui rendait les choses tout à fait claires. Mais si l'on ne veut pas s'engager dans cette voie, on a le choix !
On peut rapporter les propos en style direct et mettre des guillements (car si l'on n'en met pas, il faut respecter le changement de tmpes) ; on peut aussi couper et dire soit, avec certitude, "il viendra, il l'a dit" ; soit, avec doute, "d'après ce qu'il a dit, il devrait venir". Tout un éventail s'ouvre devant nous.
Si l'on s'entraîne assez souvent à ce jeu, on finira, d'instinct, par trouver les formules les plus justes et les plus exactes." [... ]
Dans le jardin des mots - Jacqueline de Romilly - Editions de Fallois
... un petit clin d'oeil à celles et ceux d'entre-vous qui ont lu le #27 des courriers du Grand Soir !
Lire Le Grand Soir #27 - La concordance des temps