Le Grand Soir #18 – En bleu et noir

 

Chers collègues en bleu et noir,

Ah ça… vous m’avez bien eue ! La journée touchait à sa fin, il avait plu pendant des heures et l’écho d’un orage grondait à l’horizon. J’avais patiemment attendu la fenêtre météo qui me permettrait de m’échapper à vélo de mon bureau et j’implorais le ciel en regardant ma montre. Dix petites minutes, pas une de plus. Donnez-moi dix minutes et j’en fais mon affaire. Il était près de vingt heures, mon fils Oscar m’attendait pour le bisou du soir. J’ambitionnais ni plus ni moins que de passer entre les gouttes le temps de rentrer chez moi.

Alors je suis sortie à toutes bringues, il fallait faire vite ! Toutes pédales dehors, toutes écoutilles fermées. Et zou, je pousse bien fort des deux jambes, j’ahane, je sue, je peste. Une minute à peine s’était écoulée quand je vous ai doublés par la droite. J’ai grillé dans la foulée le feu qui s’apprêtait à passer au vert, avec la sensation fugace de commettre une faute. Puis deux. Votre sirène a soudain retenti dans mon dos et vous m’avez fait signe de mettre pied à terre. Vous, les flics en bleu et noir !

Une jeune femme aux cheveux longs bondit hors de son siège tandis que son collègue de sexe masculin, plus lourd, plus vieux aussi et pour tout dire moins avenant garait sa camionnette à même le trottoir.

- Alors comme ça Madame, on double sur la droite et on brûle les feux ?

- C’est que… voyez vous-mêmes : les nuages sont si noirs, la pluie si proche, le vent si fort… Je suis en retard, très en retard même, et mon fils…

- Ta, ta, ta, ta : vous voulez qu’il n’ait plus de mère c’est ça ?

- Euh… quelle drôle d’idée vous avez là…

- C’est vous, Madame, qui en avez de drôles : gagner du temps avec un accident !

- Alors là, on ne se comprend pas du tout mais alors : pas du tout.

- Que oui. On se comprend très bien. Vous l’avez grillé ce feu : oui, ou non ?

- C'est-à-dire qu’il était presque vert… non ?

- Non. Madame aurait-elle ses papiers ?

Je farfouille dans mon sac, comme toujours en désordre. Mais où sont-ils ces maudits papiers. Là ? Non. Et là ? Re-non. Les deux collègues s’impatientent.

Alors Madame : papiers, ou pas papiers ? Papiers !

Oui : j’ai un permis de conduire aussi. Et une attestation d’assurance.

Non : je ne savais pas que l’on pouvait m’enlever des points pour ça. Car j’étais à vélo tout de même… Un PV ? Trois points, une amende ? Ah oui ??

Aïe, aïe, aïe : cela se corse. Alors j’implore la toute jeune femme, trois points et une amende, c’est beaucoup… non ? Elle me dit d’un ton sans appel : je fais du vélo tous les jours. Elle me montre ses mollets, que je devine durs. Elle me dit : je suis une cycliste comme vous. Une collègue du deux roues. Elle me parle de son fils, qui l’attend elle aussi. Elle me dit que jamais, elle ne grillera de feu. Jamais. Elle. Je baisse les yeux et fixe un invisible point sur le bout du bout de mes pieds, pas fière de moi pour deux sous. Son collègue contrôle mes freins, ma lumière, mes pneus. RAS. Il me cherche des noises côté papiers, tout est en règle là encore.

Alors il me dit d’un ton de père fouettard : si vous l’avez fait ce soir, c’est que vous devez le faire souvent… pas vrai ? Je baisse les yeux plus bas que terre en hochant timidement du pied. Il reprend, tout miel cette fois : comprenez-nous Madame, c’est pour votre bien que nous vous sanctionnons. Accusateur : une petite dame comme vous, si propre sur elle, qui irait imaginer ça ?! Culpabilisateur : et les autres, vous y avez pensé aux autres ? Un peu vache : c’est votre fils qui serait surpris, d’apprendre que sa maman est un chauffard. Flirtant carrément avec la ligne rouge du policièrement correct : vous croyez que c’est gagner du temps que de passer par l’hôpital ? Les urgences, c’est pas beau figurez-vous et je sais de quoi je parle car j’en ai vu, MOI, des cyclistes tout cassés / tout déglingués / et d’autres tout froids.

À ce stade de votre interpellation je vous ai dit :

- Ça va. J’AI COMPRIS... je vous dois COMBIEN ?

Sourire satisfait.

- Pour les points : allez je suis gentil, ce sera pour la prochaine fois.

Merci, merci, merci. Il n’y aura pas de prochaine fois. Promis.

- Pour le reste… cela fera quatre-vingt-dix euros tout ronds ma p’tite dame…

- QUA-TRE-VINGT-DIX-EU-ROS ?

- 90 €. Tout ronds.

Ah ça, très efficace : le bleu et noir. Un tandem au cordeau. Vous m’expliquez que dans trois jours l’addition aura triplé si je n’ai pas réglé ma dette et je ne peux m'empêcher de faire le calcul. Trois fois neuf / vingt-sept / fois dix / deux-cent-soixante-dix euros. Autant dire une somme rondelette. Vous hochez silencieusement la tête : 270 € tout ronds... ma p'tite dame. Et vous voilà partis, mes chers collègues en bleu et noir !

Je reprends mon vélo en me demandant comment je vais bien pouvoir expliquer tout ça à Olliver : mon retard, les quatre-vingt-dix euros, cette peur bien bête que j’ai eue quand la sirène s’est mise à sonner dans mon dos. Arrivée au premier rond-point de la rue des Figuiers, ce fut plus fort que moi : j’ai coupé court à toute priorité. Pas un chat, pas un bruit. Ni-vu-ni-connu : vite-fait-bien-fait comme d’habitude. Une façon comme une autre de reprendre pied qui m'arracha un semblant de sourire bravache. Ah ah. Je l'avais fait, je le ferai, je le referai même. Cela ne me rendrait pas ma mise bien sûr, mais quel plaisir de pouvoir enfiler sans contrainte ces petites rues désertes et droites...

C’est alors qu’il m’a semblé entendre le bruit d’un moteur. Distinguer l’ombre d’une camionnette. Le tout si vite, que j’en ai eu des sueurs froides. Là : dans le bas du dos.

Non, non / ce n’est pas moi / je n’ai rien fait !

RIEN.

Il n’y avait rien. Pas plus de camionnette que de bruit.

Pour un peu, j’aurais fini mon trajet à pied et Olliver a bien ri en apprenant cette histoire.

Oscar aussi. Il a dit : qua-tre-vingt-dix-ZZZeuros !!!

Mazette, que ce mauvais compte-là. Quatre-vingt-dix euros tout ronds et sur mon compte personnel bien sûr. J’ai ma petite fierté, tout de même.

Alors bien à vous : « les collègues » comme vous dites.

Des euros à la pelle,

M.

 

Je vous ai croisée par hasard alors que vous faisiez une ronde à vélo dans le Parc Bordelais, un samedi matin du mois de février. Vous aviez l’air si concentrée par votre ouvrage que je n’ai pas osé vous interrompre, alors je vous ai attendue devant l’entrée sans trop savoir comment vous aborder.

Et puis vous êtes passée tout près de moi, j'étais frigorifiée bien sûr. J’ai choisi de lever le bras d’un coup, au bout il y avait ma lettre et j’ai crié : « pouce ». Vous avez stoppé net, appuyé votre vélo contre un arbre, repris un instant votre souffle avant d’ouvrir l’enveloppe en maugréant qu’aucun règlement ne prévoyait l’interpellation écrite d’un agent de la force publique par un quidam de passage. Vous étiez ni plus ni moins que superbe ainsi auréolée d'air encore tiède flottant autour de vos cheveux blonds comme une insaisissable brume. Et vous m’avez dit :

Bien sûr que c’est sympa : la ville à vélo. Bien sûr, qu’on aimerait être sympa avec les cyclistes. On est des hommes et des femmes : ni plus, ni moi sympathiques que ceux que l’on arrête. Mais quand il faut sonner chez la famille pour annoncer le pire, on s’en veut de ne pas avoir suffisamment fait peur la première fois. Sur la route, il ne faut pas jouer avec les mots…

Là, ce fut plus fort que moi : j’ai souri… ne pas jouer avec les maux !

Alors vous avez pris en grand votre souffle et vous avez poussé une gueulante comme jamais je ne n’aurais cru en entendre sortir de la bouche d’un fonctionnaire. Fut il de bleu et de noir vêtu… C’est peu dire que vous m’avez changée en statue, et je suis restée plantée là de longues minutes avant de reprendre un à un mes esprits.

Depuis ce jour je pense à vous avant de griller les feux rouges. Je freine, je regarde à droite et à gauche. Je me mets en position, debout sur les pédales. C’est alors que votre voix remonte à mes oreilles.

Je souris… et je m’arrête.

1 Comment

  1. Patrick sur janvier 29, 2019 à 5:22

    Il devrait y avoir plus de feux distincts pour les vélos ça limiterait considérablement les risques d’accidents et les risques d’amendes 90€ c’est rageant, cdlt.

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