Le Grand Soir # 10 – Le désespoir du résistant

 

Cher Monsieur,

Il est des jours où tout semble partir en vrille : évènements, humains, objets, temps qu’il fait... le monde entier semble s’acharner sur une seule et même cible. Vous !

Tel est du moins l’état d’esprit dans lequel je me trouvais en ce lundi glacial et gris d’un improbable mois de mai.

Je portais sur le haut de mon dos une tonne au moins de petits problèmes et avec eux toute la grogne du monde : une actualité pour le moins sombre et des dossiers mal engagés de-ci de-là ; des collègues à couteaux tirés ; des mots à l’emporte-pièce et autres luttes de pouvoir microscopiques... autant dire une atmosphère à ne pas mettre un pied à l’intérieur. Et dehors : une météo à décourager le plus fringant des cyclistes.

La fin du monde au moins était proche ! et je me rendais à vélo de l’autre côté du fleuve avec en tête plus de tempêtes qu’il n’en fallait pour chavirer sans crier gare. C’est alors que mon vélo m’a semblé bien lourd. Bien poussif.

Deux pneus crevés, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire ! Autant dire l’anéantissement total.

Là, sur le Pont de Pierre.

Et zut, re-zut : ZUT.

J’en aurais pleuré, oui !

Eh bien... non. Cette accumulation de contrariétés eut grâce de mon accablement et j’ai ri.

Haut et fort : ri comme une gamine que le sort ne saurait contrarier. Deux pneus crevés, un jour de grand vent et de pluie au milieu d’un pont désert comme une steppe hostile alors que je me rendais tant bien que mal à une formation gagnée de haute lutte dans un climat de glaciation interne : qui dit mieux ?

Aussitôt ri… aussitôt fait : vous êtes apparu de l’autre côté du pont, silhouette courbée sous l’effort serrant à pleines mains le guidon d’un vélo d’un autre âge. Le Messie en personne n’aurait pas suscité de ma part plus d’empressement et je me suis précipitée à votre rencontre, toutes écoutilles ouvertes… Monsieur-Monsieur : s’il vous plait… !

Vous vous êtes arrêté en faisant crisser vos freins.

Puis une voix a dominé le tintamarre du vent.

« Un sourire… enfin ! »

Et vous avez ajouté : « Merci ».

Je vous ai regardé d’un œil vide, je crois que rien ne pouvait plus m’étonner ce jour-là.

Puis je vous ai montré mes pneus, pas de veine oui.

Pas de pompe non plus. Eh oui…

« Pas de problème ! » avez-vous tout aussitôt conclu.

Vous aviez chez vous bien mieux qu’une pompe à air : un compresseur. Celui-là même qui vous servait pour vos réparations. Car vous étiez ni plus ni moins qu’un professionnel de la réparation. Spécialiste en tronçonneuses, certes. « Mais quand on a les outils, et quand on a des mains : on peut tout faire ». « Absolument TOUT » avez-vous ajouté en mettant pied à terre. Et nous voilà partis côte à côte sur le pont, le plus naturellement du monde, chacun poussant son vélo d’une main, parlant de l’autre. Les heures n’avaient qu’à attendre leur tour pour une fois ! Je vous ai écouté me raconter sans vous presser qui vous étiez, ce qui vous amenait là, autant dire tout ce que le hasard avait mijoté dans le plus grand des secrets pour qu’un jour nous entrions vous et moi en contact.

Improbable rencontre s’il en est !

Moi, toute entière absorbée par mes inutiles soucis. Et vous, le-dernier-artisan-réparateur-des-quais, celui que personne ne parvenait à bouter hors de ses murs et qui lançait bien haut, bien loin des bras d’honneur à la modernité. Car vous étiez cerné par les magasins chics, les petits restaurants à la page, les endroits branchés du "Bordeaux by night" et autres lieux bien fréquentés après rénovation urbaine de bon goût… qu’à cela ne tienne !

Vous les teniez tous à distance au motif que vos tronçonneuses avaient toujours été là, que vous ne sauriez aller ailleurs, et qu’il en serait ainsi tout le temps qu’il faudrait.

Le hasard était décidément bien farceur d’avoir placé sur ma route un invincible rempart, en ce lundi glacial du mois de mai ; fait que ce rempart soit un homme ; et fait que cet homme-là, précisément, se soit proposé pour gonfler à bloc mes pneus crevés. Et mon moral avec ! Vous étiez si vindicatif et si gentil à la fois que je vous aurais embrassé du haut de la jeunesse que me donnaient soudain tout ce et ceux contre quoi vous résistiez à la seule force du poignet.

Nous avons gagné clopin-clopant votre boutique, située à deux pas de la Porte de Bourgogne : une succession de grandes baies vitrées à l’ancienne avec juste devant le flot des voitures, celui des bus, des trams et des passants. Partout des boulons, des pièces détachées, des tronçonneuses désossées, d’autres toutes neuves, ici un amas de chaînes rouillées, là des pignons le long d’un mur, des piles de bidons, d’invraisemblables outils en vrac... rien moins qu’une caverne d’Ali baba pour amoureux de la bricole ! Vous avez hissé d’un geste sûr mon vélo sur votre établi, appuyé sur le monumental bouton rouge de votre fameux compresseur et rempli d’air chacun de mes pneus : comme ça, à l’oreille et sans le moindre instrument de mesure. « À l’ancienne » avez-vous commenté d’un ton docte. Vous avez identifié la fuite, aussitôt colmatée. Roue avant. Roue arrière. En un clin d’œil tout était rentré dans l’ordre et nous allions nous séparer, quand une pancarte punaisée à même le mur faisant face à votre petit bureau gris a soudain attiré mon attention. Un bout de carton d’une trentaine de centimètres sur vingt patiné par la poussière, avec ces mots écrits dessus au Bic bleu d’une écriture ronde comme on n’en fait plus :

« Le désespoir est le fait d’un défaut d’imagination »

Votre formule à vous, pour lutter contre la grisaille et pour garder l’envie ?

Votre bouée, pour résister à cette marée humaine en perpétuelle crue qui dévalait jour après jour les quais à quelques mètres de vous sans jamais vous voir et encore moins s’arrêter ?

Je l’ai lue une fois. Puis deux, histoire de m’en convaincre.

 « Le désespoir est le fait d’un défaut d’imagination »

 « Le désespoir est le fait d’un défaut d’imagination »

Et je vous ai serré la main, un peu émue par ce que je venais de lire. Vous l’avez longuement serrée, ému vous aussi. Nos regards se sont croisés. L’aviez-vous connu : ce désespoir-là ? Vaincu à force d’idées neuves ? Aviez-vous compris tout ce que ces mots là, ce jour-là, dans cette situation-là précisément m’apportaient de réponses alors même que je n’en voyais plus ?

Vous veniez d’enclencher en moi le petit bouton de l’envie, ce mystérieux bouton qui vient de l’enfance et que l’on enfouit avec le temps sans trop savoir pourquoi.

Celui de la vie qu’on croque à pleines dents, sans même douter qu’elle puisse être belle : toujours, et toujours bien remplie. Celui de la vie qui va de l’avant, car de l’imagination naît l’envie. Bien sûr ! Et de l’envie… la vie. Tout simplement.

Cher Monsieur, grand réparateur de votre état ! Je m’en reviendrai vous voir un de ces jours… promis. Et je n’oublierai ni votre geste, ni votre petite pancarte grise.

J’y penserai de temps en temps histoire d’imaginer toutes ces voies nouvelles, qui de quai en quai finiront bien par nous montrer le chemin d’une vie plus humaine. Plus juste. Et pourquoi pas plus simple aussi ?

Que votre boutique demeure telle que… et pour longtemps !

Bien à vous,

M.

 

J’ai songé crever de nouveau pour m’en aller pousser votre porte au prétexte d’une roue à plat. Mais je m’étais dotée depuis notre rencontre de pneus hollandais vendus pour increvables au prix exorbitant de trente-cinq euros pièce. Ce qui faisait beaucoup, pour un vélo qui ne valait plus rien. Et increvables : ils l’étaient. Ça oui ! J’eus beau rouler sur des terrains hostiles, rien n’y fit. Alors je m’en fus chercher la tronçonneuse d’Olliver et je vous l’ai portée un beau matin de juin pour une réparation.

Vous avez regardé l’engin et vous m’avez dit : je vous connais vous… non ?

Vous avez mis ma tronçonneuse en marche, sans le moindre problème bien sûr. Alors vous avez relevé le nez de votre établi et vous m’avez apostrophée avec vigueur, si j’avais besoin d’un prétexte pour venir vous voir, autant le dire de suite : cela vous éviterait de perdre votre temps. Je vous ai tendu ma lettre… c’est pour ça, que je suis venue. Vous l’avez prise sans un mot, cette lettre que vous n’attendiez pas. Et vous êtes allé la lire dans votre atelier. Vous ne vouliez pas de témoin et cela tombait bien car je n’en voulais pas non plus.

Quand vous êtes revenu dans votre boutique, j’ai bien vu qu’il restait une larme ou deux sur le revers de votre main.

Et vous m’avez dit :

Je n’ai jamais manqué d’imagination et vous me semblez en avoir pas mal vous aussi… cela se voit de suite : pas à votre mine, non ! A vos chaussures pardi. Ne me regardez pas comme ça ! Je sais ce que je dis. Elles sont usées, là : exactement. A cet endroit qui seul trahit les vrais rêveurs. Ceux qui ne baissent jamais les bras et connaissent tout des luttes invisibles ; des petites résistances quotidiennes, ces jours où l’on ronge son frein et sa chaussure avec. Croyez-moi, j’en ai vu passer dans mon magasin des bouts de semelles en tous genres et cela ne trompe pas. Alors je vous le dis tout net : le désespoir n’est pas pour vous. Pas plus qu’il n’est pour moi ! Le désespoir, voyez-vous, c’est quand plus rien ne vous semble valoir la peine d’entrer en résistance…

Je vous ai serré la main, soudain muette tant la force de vos mots remplissait tout. Et je suis rentrée chez moi sans oser mettre pied à terre.

Olliver m’a demandé : mais qu’est-ce qui t’arrive ?

Tu ne pourrais pas marcher comme tout le monde ?

Les pieds, bien à plat sur le sol et tout ton corps avec ?

Je lui ai montré mes chaussures, c’est que tu vois : là.

C’est usé, tout usé.

Il a regardé de près, sorti ses outils. Poncé un petit coup à droite, un petit coup à gauche histoire de montrer sa bonne volonté. Il n’y avait de toute façon pas de quoi sauter en l’air ni se retenir de marcher.

Rêveuse que j’étais !

2 Comments

  1. Maurice Brun sur mai 15, 2018 à 2:38

    On hésite à pénétrer dans un texte qui parait long. Mais dès qu’on l’a fait on est pris par le style et l’ambiance tonifiante. Hasard ou Providence ? Deux mot pour une même réalité ? Peut être. Mais ils font du bien et donnent envie de « résister » à tout âge. Merci.

  2. Anna P. sur juillet 7, 2018 à 8:20

    Nous avons fini par dénicher cet endroit incroyable qui existe vraiment. Merci beaucoup pour ce récit il donne envie de pousser un peu partout les portes et d’aller à la rencontre des gens !

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