Le Grand Soir #11 – Les copains d’abord

 

Bien le bonjour à vous, les castelbordetains !

Habitants sereins de ce petit paradis en Drôme provençale où nous avons toujours plaisir à séjourner. Il y a du soleil, un peu de bordel et quelques brins de thym dans votre nom. Ce qui vous va plutôt bien… pas vrai ?

J’ai pensé hier à vous trois, coincée que j’étais entre les quatre murs d’une réunion qui traînait en longueur. Je « travaillais du stylo » comme me l’a dit votre voisin Dédé en regardant un jour mes mains bien blanches, bien douces. Lui qui n’a connu de la vie que les vignes, les oliviers, ce beau travail de la terre au quotidien. Levé avec le soleil, couché avec lui. Rugueux des pieds à la tête en passant par les mains. Une vie entière de paysan, simple et rude : à mille lieues de la mienne…

Mon esprit a pris le large et j’ai quitté sans plus attendre le train-train des bla-bla. Après avoir survolé l’Aquitaine en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la Haute-Garonne, les gorges du Tarn puis les Cévennes… me voilà rendue sur place. Alors commence la vallée du Rhône et ses routes toutes droites. Toutes plates. Bollène, Suze-la-Rousse, Vinsobres – ah, le beau nom que celui-là, en terre où l’ivresse est partout !

J’aime arriver sur vos terres par le Sud, l’air y est tout entier chargé de poussière, il sent bon la Provence et le soleil écrase tout. Au loin, la silhouette du mont Ventoux domine les Baronnies. Vallée riante et ventée, couverte d’arbres fruitiers. Cerisiers, abricotiers, amandiers… le sud de la Drôme est un verger ! Mais il suffit de passer le col de Châteauneuf-de-Bordette pour reprendre soudain de l’altitude, avec au loin les hauts plateaux de la montagne Sainte-Angèle et le Vercors que l’on devine à peine, tout entouré de brumes. Cela se joue en quelques kilomètres : d’un côté le Nord, de l’autre le Sud.

Vous avez planté votre maison sur la ligne frontière et la vue y est à couper le souffle.

« Chez L., Producteur Bio » annonce une pancarte toute de bric et de broc.

Gariguettes fuselées, séraphines rondes et pulpeuses, maras des bois au goût d’enfance… Elles sont toutes là, alignées en rangs serrés à flanc de colline comme une incitation à retrouver le chemin du vrai, du bon. Venez-venez, gens de la ville ! Approchez ! Il est ici des fraises comme vous n’en avez jamais mangé. Elles croquent sous la dent et leur goût est celui de leur terroir… vous savez : le goût, cette chose mystérieuse dont on ne sait plus trop ce que c’est. Avec elles, pas besoin de sucre. Il suffit d’en cueillir une, de la porter à sa bouche et hop ! de la manger. Lentement, toutes papilles ouvertes. Le goût arrive, il se propage, il vous emplit la bouche, les gencives, le bout des dents et puis la gorge. Alors il remonte au nez… Certaines sont poivrées, d’autres parfumées d’un léger goût de citronnelle. D’autres encore, acidulées comme un petit bonbon tout rond. Comme il est difficile de suspendre la main qui déjà se tend et voudrait en reprendre ! Celles qui ne vont pas au marché finissent en confitures, sirops ou pâtes de fruit confites juste ce qu’il faut. Et c’est peu dire que les fraises n’ont plus de secrets pour vous.

Vous construisez votre maison le temps d’hivers trop courts pour tout mener de front. Dès la mi-mai vos clients se pressent devant votre étal, vous voilà de retour avec vos fraises et cela se fête ! Alors chacun y va de son brin de causette et vous tenez salon sur la place du marché de Nyons ou de Buis.

« Maman, maman… c’est quand, la Drôme ? » s’impatiente invariablement Oscar à l’arrivée des beaux jours.

Bientôt, bientôt. Le temps viendra de retourner un jour vous rendre visite et y penser suffit à générer toute la patience qu’il nous faut : à nous les gens de la ville, pour bien la vivre… cette ville-là !

Nous faisons tous les ans le trajet à moto depuis Bordeaux par de petites routes peu fréquentées et inconnues de nous, naviguant à vue avec la sensation d’habiter un infini de paysages le temps d’un trop bref passage.

Alors nous nous emplissons de tout. Nous écoutons les petits bruits du silence en essayant de distinguer ce qui tient de l’animal et de l’insecte, du végétal et du minéral ; nous humons les parfums des forêts de la Montagne noire, ceux des hauts plateaux de l’Aubrac, ceux encore des zones humides ou bien sèches qui jalonnent notre parcours ; nous nous gavons paisiblement et sans modération aucune de lumières, d’images, de goûts oubliés. Et quand soudain la rocade bordelaise nous happe de nouveau, nous réalisons à quel point nous étions loin de tout. A quel point la ville ne nous a pas manqué. Combien la campagne nous manque déjà. Combien il est bon de vérifier une fois l’an – au moins ! – qu’il demeure en France de belles régions intactes où le temps semble s’être suspendu sans que jamais, nous n’ayons eu l’impression d’un retour en arrière ou d’une régression.

Oui, j’ai pensé à vous trois hier alors que je m’ennuyais ferme en réunion. Au mur, une campagne de publicité en faveur du commerce équitable affichait fruits, légumes et autres chocolats « bien de là-bas ». Les pays pauvres, en voie de développement. On ne voit la misère qu’ailleurs : c’est bien connu. Et les élus de mon institution tenaient à pointer du doigt les anomalies d’une mondialisation plus favorable aux grands qu’aux faibles.

Mais dans la Drôme aussi, les petits producteurs mériteraient plus d’équité dans leur commerce ! Le prix d’une barquette de fraises couvre à peine le salaire au SMIC de celui qui la ramasse sans compter ni son temps, ni sa peine. Le travail de la terre, l’huile de coude, les coups de reins, les coups de main, l’eau des sources et de la pluie, le soleil… tout cela serait donc gratuit ?

Allez, je suis incapable de faire le dixième de ce que vous faites mais je vous envie !

Continuez à ne jamais compter ni le temps, ni la peine… et que votre envie à vous demeure intacte. Où que vous soyez ! Où que vous décidiez d’être.

Votre horde d’amis sera toujours là pour vous rendre visite.

Bien à vous,

M.

 

J’ai attendu l’hiver pour te rendre visite, en été tu n’as de temps que pour tes fraises, tes abricots, tes petites vieilles du marché, tu sais : celles qui te ramènent leurs barquettes après usage en te faisant un clin d’œil, « même pas tâchées ».

Tu m’attendais comme un pacha devant ta cheminée tout juste terminée, en hiver les journées sont plus courtes et il fait bon prendre le temps de paresser au coin du feu.

Je me suis sentie toute bête avec mon passe-temps de gratte papier. Si, si, elle est pour toi. Et c’est important pour moi que tu la lises : maintenant. Tu l’as laissée de côté, ce n’était pas le moment. Seul importait pour toi de partager l’instant présent. Alors je n’ai pas insisté, c’était un coup d’épée dans l’eau et il y en aurait sans doute d’autres. Nous avons passé une semaine magnifique, Olliver était heureux comme un coq en pâte, Oscar plus encore. Je me suis résolue à l’idée de ne rien ramener d’autre de mon séjour que ces souvenirs-là.

Et puis tu m’as rendu ta lettre à mon départ, elle était comme neuve, pliée en quatre.

Pourtant tu l’avais lue. Ma lettre.

Et tu m’as dit :

Ce qu’il y a de bien avec les fraises… c’est qu’elles ne ramènent jamais leur fraise. La vie tu vois, il faut la vivre à cent pour cent. Pas à moitié ou par procuration. Ne rien laisser de côté qui vaille la peine d’être vécu. Ne jamais couper les cheveux en quatre, se dire les choses en face. Profiter pleinement du temps qui passe. Et si tu veux un message le voilà : j’espère bien qu’on fera encore des conneries à cent ans !

1 Comment

  1. Sylvie Loubet sur juin 2, 2018 à 11:10

    Un très beau texte qui sent bon le terroir, l’amitié, l’authenticité ! Un véritable rayon de soleil en ce printemps un peu terne. Bravo et Merci !

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