Le Grand Soir # 12 – Taxi 7

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Cher Monsieur,

C’est peu dire que vous avez été hier soir une bénédiction !

Mon train, bloqué en gare de Sète pour cause d’intempéries ; une longue file de véhicules à l’arrêt et des centaines de passagers laissés pour compte sur les quais pour un retard annoncé de six heures au moins.

Quarante kilomètres seulement me séparaient de Montpellier, alors j’ai quitté le train à la recherche d’une solution. Même bancale, même galère : une solution qui me permette de sortir par le haut de ce capharnaüm nocturne. Votre cliente vous attendait sur le parvis de l’entrée, une grande dame toute pimpante en tailleur gris souris qui vous avait réquisitionné par téléphone sitôt l’annonce faite d’un retard. Vous aviez pour consigne de l’attendre en gare de Montpellier ? Eh bien ce serait Sète. Vous aviez rejoint la gare sans vous poser de question et vous étiez là, prêt à charger ses bagages.

Vous : l’unique taxi présent ce soir-là en gare de Sète. Autant dire une aubaine ! Je vous ai emboîté le pas, vous n’avez pas dit non, elle a dit oui. Alors j’ai bondi sur le quai, récupéré vaille que vaille mes bagages, couru vers la sortie en soufflant comme un âne. Une dame d’un certain âge, petites lunettes rondes cerclées de bronze et veste vert bouteille cintrée m’a aussitôt prise en chasse. J’avais l’air déterminé, elle n’attendait que ça… partir d’ici… et vite ! Elle m’a dit : « Et moi… vous me prendriez avec vous ? »

Je n’ai pas dit non, la dame dirait sans doute oui, le taxi aussi. Nous avons franchi les derniers mètres au coude à coude et j’ai bien failli perdre ma place ! Qu’à cela ne tienne, j’ai jeté mes bagages dans le coffre, occupé de justesse un bout de banquette arrière tandis qu’une inconnue de toute dernière minute se propulsait à nos côtés. Vous avec démarré en trombe, les portes à demi fermées. Nous étions au complet.

Là : j’ai soufflé. Ces dames également. Nous nous sommes congratulées sur notre chance mutuelle et c’est peu dire qu’un bel esprit de partage submergea un instant notre vaillant équipage. Vous étiez rien moins qu’un sauveur et nous tenions à vous le faire savoir.

Vous avez ri, un peu de calme Mesdames.

Regardez plutôt !

Et pour voir, nous avons vu. Au premier rond-point, tout le monde s’est retrouvé sans dessus dessous. Le gris souris, le vert bouteille et le jaune moutarde de l’inconnue ont formé un splendide camaïeu automnal avant de reprendre leurs couleurs et places d’origine. Omis, le rond-point. On fonce, on passe en force et hop : rayé de la carte ! Foi de taxi : nous serions à Montpellier dans moins de trente minutes.

Ma voisine de gauche a émis un drôle de petit bruit, du genre « gluuurp » mais en plus distingué puis elle a dit : vous pouvez prendre votre temps vous savez, trente minutes ou un peu plus, ce n’est rien comparé à nos six heures d’attente… Hi, hi, hi…

Deuxième rond-point, avalé à son tour comme un vulgaire petit tas de sable. Nous avons serré sans un mot nos ceintures et fixé du regard votre compteur, lequel affichait cent trente kilomètres heure… qui dit mieux ?

Depuis sa place avant votre cliente s’efforçait de maintenir l’équilibre de son bagage tout en vous rappelant les règles de bonne conduite. Sur ma gauche, ma voisine clignotait des yeux de derrière ses petites lunettes rondes cerclées de bronze et son teint virait en parfaite harmonie avec sa veste vert bouteille, trop cintrée pour la circonstance. Derrière nous, un magnifique soleil couchant donnait à la scène un côté grandiose, façon « cinémascope ». L’inconnue de droite, qui venait de Dordogne, racontait en solo sa journée. Déjà deux catastrophes : un arbre couché sur le wagon de tête à moins de cinq cent mètres de la gare d’Agen ; notre panne générale de Sète ; quant à la troisième…

Vous avez ri de tous vos cheveux en brosse… quelle troisième ? Avant d’afficher cent soixante au compteur. Alors nous nous sommes tues. Toutes ensemble, et en bon ordre pour une fois. Quand nous sommes arrivés sur l’autoroute des policiers ont stoppé notre équipage, c’était foutu ! s’exclamèrent aussitôt les petites lunettes rondes. Foutu ! reprirent en chœur votre cliente, l’inconnue de droite et le coucher de soleil aussi.  Foutu, foutu, foutu.

C’était foutu. Eh bien non ! Vous auriez mérité cent fois un retrait de permis au lieu de quoi on vous arrêtait pour un vulgaire contrôle d’alcoolémie ! Lequel était pile poil sous le maximum autorisé… du grand art. Un gendarme fit le tour de votre véhicule « histoire de » et décela une anomalie : votre plaque d’immatriculation comportait un défaut sur le « A » auquel il manquait un morceau. Là, précisément : à l’intersection des deux droites. Qu’à cela ne tienne !

Vous avez prestement sorti de votre coffre une trousse de peinture, bricolé le « A » de l’intérieur, poncé les bords, bricolé une deuxième couche et séché le tout au moyen d’un petit ventilateur portatif sorti on ne sait d’où. Le tour était joué ! Nous avons souri de concert aux gendarmes, tout va bien, rassurez-vous Messieurs, nous sommes entre de bonnes mains. État des pneus, ceintures de sécurité avant, arrière : tout est OK.

Et nous sommes repartis en trombe, sitôt le premier virage passé.

Alors vous nous avez tout raconté : les radars trop nombreux ; les contrôles divers et variés ; cette ceinture que rien ne pouvait vous obliger de mettre… la loi, bien bête peut-être, mais la loi quand même. Vous avez sorti de votre boite à gants l’intégrale des textes : lois, décrets, circulaires en tout genre… vous pouviez justifier de tout, à tout moment et en tous lieux. Nul ne vous prendrait en défaut car vous étiez tout simplement : ir-ré-pro-cha-ble. Vous aviez un petit côté bravache tellement sympathique que ces dames se sont peu à peu détendues. Chacune y est allée de sa petite histoire, moi comme les autres et peut-être plus. Contraventions, pertes de points, suspension de permis et autres stages de bonne conduite, ces dames et moi étions ni plus ni moins que des dangers publics !

Vous étiez fort heureusement notre chauffeur et nous en congratulâmes de longues minutes. Votre bonne humeur a gagné l’habitacle dans son entier et c’est à la vitesse grand V que nous avons fini notre trajet comme un éclat de rire.

Je suis descendue la première en gare de Montpellier, bien trop vite à mon gré tant l’aventure m’avait plu. Nous nous sommes fait la bise : les trois autres dames, vous, moi.

Merci, merci, merci.

Puis vous avez démarré, sur les chapeaux de roue bien sûr. Je vous ai crié « soyez prudent quand même… ils finiront bien par vous avoir un jour ! ». Vous avez hurlé dans la nuit un « JAMAIS !» qui résonna longtemps dans mes oreilles.

Cher Monsieur, des chauffeurs de taxi comme vous, on aimerait en rencontrer tous les jours sur le papier… à défaut de les croiser sur la route !

Bien à vous,

M.

 

Je suis retournée à Montpellier le mois suivant. J’avais pris soin de noter le numéro de téléphone de votre taxi et j’ai bien failli descendre à Sète pour remettre ça, histoire de donner un peu de souffle à une semaine qui s’annonçait lourde. C’est finalement du centre-ville que je vous ai téléphoné, pour une course de plus petit calibre. J’ai placé ma lettre bien en évidence sur votre compteur tandis que vous chargiez mes bagages. Vous n’avez regardé ni la lettre, ni le compteur bien sûr ! A un feu rouge je vous l’ai montrée du doigt : là, le petit papier blanc couvert de mots cachant votre compteur, c’est une lettre et c’est pour vous.

J’ai lu de l’agacement dans vos yeux.

Mais le client est roi, c’est bien connu, alors vous l’avez lue à même le volant tout en continuant de surfer allègrement sur la vague des bouchons en notant au fil des appels les courses du lendemain sur un post-it collé à même votre vitre avant.

Votre visage est resté sans expression, ni sourire, ni contrariété. Rien, au point que je me suis demandée si vous ne faisiez pas tout simplement semblant de lire en conduisant, histoire d’alimenter une réputation qui n’était pourtant plus à faire. A moins que ce ne soit semblant de conduire tout en lisant et j’ai fermé les yeux, pour le cas où.  Les minutes ont passé.

Soudain vous m’avez dit :

C’est bien gentil tous ces bla-bla, mais vous auriez pu me laisser un pourboire quand même ! Au lieu de quoi vous avez récupéré votre menue monnaie. Les autres dames ont fait pareil pardi. Cette course, n’importe qui d’autre que moi aurait mis le double de temps pour la faire, et vous auriez payé rubis sur l’ongle. Vous êtes comme ça, les femmes : toujours à réclamer des cadeaux comme si c’était un dû. Et quand on vous en fait, on dirait que vous mettez un point d’honneur à n’en faire aucun en retour…

Vous avez descendu mes bagages, ouvert la porte arrière, esquissé un semblant de révérence. Et j’ai quitté votre taxi la tête basse, je n’étais pas très fière de moi bien sûr. Alors vous avez ri, ce n’était pas bien grave et surtout : pas de pourboire. Vous m’offriez la course. Les femmes étaient comme ça et je n’y pouvais rien… d’autant que vous les aimiez « telles que » : à sens unique et sans jamais attendre de retour.

La sagesse, quoi.

3 Comments

  1. Sylvie Loubet sur juin 27, 2018 à 12:55

    Récit vraiment savoureux ! Rires, esprit de partage, et humour accompagnent cette lecture vivifiante. Merci pour ce bon moment.

  2. Patrick et Sophie sur juillet 7, 2018 à 8:34

    Un clin d’oeil bien sympathique au passage à 80 kmh !!! Et un regard plein de tendresse sur nos semblables ce qui n’est pas si fréquent… lire vos articles nous fait du bien. Nous vous souhaitons un bel été et guettons le #13…

  3. Manu sur juillet 10, 2018 à 3:43

    bravo pour le sens de l’observation et du suspens + un défi : ça donnerait quoi en mode grèves et blablacar ?

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