Le Grand Soir # 15 – Un rêve de petite fille

,

Ma toute belle,

Dans deux jours tu auras neuf ans, c’est super de grandir mais il faut que je te fasse un aveu : tous les ans le quinze septembre 8H30 et pour la neuvième fois en neuf ans tout ronds cette année… je n’ai pas le début d’une petite idée de rien du tout. Dans deux heures c’est la levée des paquets « 48H chrono », ensuite il sera trop tard pour poster quoi que ce soit d’autre qu’une courte carte ou un chèque et je n’ai pas la moindre piste, pas le moindre indice. Rien.

Zéro : pointé.

Ça devrait pourtant être simple de faire plaisir à une petite fille. Non ?

Eh bien : NON.

Pas simple du tout. Très compliqué même… car il se trouve que moi : la marraine… j’ai à gâter une petite fille de neuf ans jolie comme un cœur, intelligente et tout et tout. Et déjà très gâtée.

C’était couru d’avance, jamais je ne tiendrais la distance et l’idée que tu puisses un jour être ado me tétanise. D’accord : tu n’as que neuf ans. D’accord : il doit bien y avoir un cadeau que tu n’aurais pas déjà ET qui te ferait plaisir. Mais les filles de neuf ans, moi je n’y connais rien. Je ne sais rien de ce qu’elles aiment, de ce dont elles rêvent, de ce que leurs parents n’oseront jamais leur donner et que devraient deviner les marraines, les vraies, quand elles font mieux que zéro le jour J où l’on a précisément besoin d’elles.

Mais mon niveau à moi c’est le zéro : POINTÉ.

Alors je me raisonne, comme chaque année même-jour-même-heure et je me dis : du calme. Il reste encore deux heures et de tout façon… ce n’est pas un drame.

J’appelle ma soeur, qui soupire longuement avant de me dire tout d’une traite : « Tu te rends compte / avec tout ce qu'elle a déjà / c’est dingue / son père et moi n’avons pas la moindre idée de cadeau / une galère pas possible / avec tout le boulot qu’on a / et en plus j’en ai deux / de filles / moi / avec un anniversaire en septembre / alors tu comprends / donner des conseils aux autres / à moins de 48H du jour J / moi / je ne sais pas faire ».

Retour à la case départ.

D’accord : je suis sa marraine.

D’accord : je pourrais avoir-une-idée-quand-même.

Mais je n’en ai pas. Et cela peut arriver… pas vrai ?

Comme si je n’avais que ça à faire : moi. Avec tous ces cadeaux que j’ai à dénicher pour le mien, de gosse, qui est né en septembre lui AUSSI, pour ses copains, ses cousins, ses grands-parents, ses oncles et tantes. Belle-famille inclus, c’est bien simple : c’est toujours moi qui m’y colle.

Marre, marre, marre. Les cadeaux : j’en ai marre.

Un chèque : voilà. Je vais lui faire un chèque.

Un chèque ? s’étonne à juste titre Olliver en rentrant du boulot. Mais elle croule déjà sous les cadeaux, la pauvre petite ! C'est sa mère elle-même qui te l'a dit. Comme Oscar croule sous les cadeaux, comme ses cousins-cousines croulent sous les cadeaux, comme ses copains, comme tous ces enfants bien trop gâtés qui ne savent plus ce qu’attendre, s’ennuyer, désirer, rêver veut dire. Si tu veux un conseil, ne fais rien : c’est qu’il y a de mieux à faire.

Alors là : c’est le bouquet. Si tout le monde s’y met, moi, je vais baisser les bras.

Mais oui : baisse les bras, ma chérie ! renchérit Olliver. Ce serait tellement mieux si tu appelais ta sœur pour lui dire bien calmement : « Faisons simple pour une fois, pas de cadeau chez toi, pas de cadeau chez moi… et nous sommes quittes ». Vous avez de la chance, ils sont tous nés en septembre ces gosses et personne ne remarquera rien. Tu peux me faire confiance : ce sera un soulagement pour tous.

Mais je suis la marraine, moi. Et c’est important : le-cadeau-de-la-marraine. Tu aimerais, toi, que ton fils ne reçoive rien pour son anniversaire ?

Oui, oui, oui : trois fois OUI ! me répond l’infâme en arborant un sourire goguenard. Tu sais bien qu’après on ne sait jamais quoi en faire, de tous ces cadeaux de trop. La seule chose qui intéresse Oscar c’est d’ouvrir les parquets et de garder les papiers cadeau pour ses petits bricolages à lui. N’aies pas peur, comme tous les ans l’avalanche aura lieu le jour J - heure H. Il manquera juste un paquet et crois moi, personne n’en mourra.

Je pousse un soupir. C’est qu’il a raison le bougre. Mais tout de même…

Une idée : SVP. Une idée, même petite, même bête : une idée de rien du tout.

Là / tout de suite / une idée / pour qu’on en finisse / enfin.

Un petit « bon pour » ? me suggère Olliver, juste pour avoir la paix. Sa spécialité ! Le « bon pour » de dernière minute qui évite tous les tracas : pas de préparatifs, pas de reproches, une carte blanche qui vous rend blanc comme neige. Je n’aime pas trop ça mais de toute façon je n’ai plus le temps de poster quoi que ce soit d’autre et ce sera toujours mieux qu’un chèque. Alors je me lance. À fond les manettes ! Un « bon pour » qui décoiffe… qui dit mieux ?

Allez : à toi de jouer ma belle, du haut de tes neufs ans tout neufs.

Surtout : ne te refuse rien. C’est moi qui prends les risques ! Et j’espère bien que tu vas m’en faire voir de toutes les couleurs.

Ciao, biz.

Ta marraine adorée,

M.

P.S : tu trouveras en pièce jointe TON CADEAU

 

***

Bon pour la réalisation d’un rêve

***

 Mode d’emploi :

 1/ Penser très fort à quelque chose qui te fait très, très, mais vraiment : très envie ;

 2/ Y repenser régulièrement pendant neuf jours au moins ;

 3/ Si tu as plusieurs idées... tant mieux ! Voici la démarche à suivre : a/ isoler chaque rêve et y penser très très fort… un à un en commençant par le premier  b/ sortir une feuille blanche et un stylo de la couleur de ton choix  c/ écrire dessus un à un tous tes rêves  d/ chaque matin, tenir à jour ta liste de rêves et surtout : n’en parler à personne ;

 4/ Laisser passer quelques jours et rayer un à un de ta liste ceux de tes rêves : a/ que tu aurais déjà oubliés si tu ne les avais pas écrits sur ta liste  b/ ceux qui te paraissent trop ordinaires une fois écrits, lus et relus  c/ ceux que tu veux réaliser par toi-même  d/ et tous les rêves qui ressemblent de trop près aux rêves des parents en général ! Ton rêve doit être unique en son genre. C’est ton rêve à toi. Et à toi seule.

 5/ Bravo ! Tu as fait le plus dur. Il te reste à plier ta liste en huit.

À la glisser sous ton oreiller du côté gauche.

 6/ Ensuite il faut rêver toute une nuit dessus… et pourquoi pas deux ?

 7/ Au petit matin, la cacher sous ton lit et pendant une semaine ne plus penser à rien…

 8/ Au bout de sept jours exactement, relire la liste, rayer tout ce qui n’a rien à faire dessus et s’il reste encore plusieurs rêves, prendre la liste dans une main, un feutre dans l’autre, ouvrir la feuille, enlever le capuchon et pointer le feutre au hasard sur la feuille… Le laisser aller de lui-même à la rencontre d’un seul rêve.

 9/ Voilà, c’est fait. Tu tiens ton rêve entre tes mains !

 Il ne te reste plus qu’à envoyer un petit mot à ta marraine, en prenant bien soin d’y décrire aussi précisément que possible ton rêve : ce dont il s’agit, quand, où, comment… plus tu donneras de détails, plus elle s’appliquera à les respecter.

Enfin, elle fera de son mieux… les marraines ne sont pas toujours douées.

Cela dépend beaucoup du rêve, de la façon dont il est décrit, du cœur qu’on a mis à le désirer et à le choisir parmi tous les autres. Et je suis sûre que tu feras tout pour l’aider.

Ça vaut vraiment le coup parce qu’ensuite, dans un délai plus ou moins long selon le rêve, selon la façon dont tu l’as décrit, et selon la marraine aussi…

 

 … ton rêve SE RÉALISERA !

 

 ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Bon strictement nominatif.

Validité : 6 mois.

Non remboursable, non échangeable.

Livrable sur commande manuscrite exclusivement.

Partout en France (et même ailleurs).

Merci de bien vouloir rappeler sur toute correspondance :

Votre N° dossier : ASL080917 – 92000 - Vos réf. : MXS007603 – 33000

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Une fois mon « bon pour » écrit, je l’ai lu. Relu.

Relu encore à tête reposée.

Et je me suis attribuée d’emblée un 16/20 qui me sembla lucide au regard du temps passé et surtout du plaisir pris à l’écrire. Puis je l’ai lu à mon fils Oscar : ce « bon pour » extraordinaire à nul autre pareil. Une manière comme une autre de vérifier qu’il pouvait être compris de tous. Et c’est peu de dire qu’il fut enthousiasmé, mon fils, du haut de ses presque sept ans. Pour preuve le souhait immédiatement exprimé d’un duplicata « à l’identique » pour le jour J de son anniversaire à lui. Mon « bon pour » fonctionnait donc indépendamment de l’âge et du genre. Mieux : il semblait reproductible à l’envie.

Je montai aussitôt ma note à 17/20 avant de la biffer, allez : un petit 18/20.

Mais rien que pour toi ma belle.

Et c’est en souriant que je décorai l’enveloppe de mille détails propres à susciter l’émerveillement définitif de ma filleule. Arrivée à ce niveau plus que top, je me pris à rêver de décrocher un 20/20. Ah là là ! C’est pas beau, une marraine comme ça ?

Un rêve oui : un véritable rêve.

Une marraine zéro faute, une marraine 20/20.

Tu ne sais pas encore la chance que tu as ma fille.

Allez : la balle est dans ton camp !

J’attends qu’elle me revienne vite et fort.

Bisous,

M.

 

Une fois n’est pas coutume, j’étais tellement fière de moi que je n’ai pas résisté au plaisir de photocopier ma lettre avant de la poster. Il fallait garder une trace de ce qui allait sans nul doute déclencher une avalanche de satisfaction et de rêves.

À ce stade de ma conversation avec moi-même, je me suis surprise à rêver, rêver jusqu’à plus soif comme une petite fille comblée par la satisfaction des siens : filleule, parents, fratrie dans son entier sans oublier la queue-leu-leu des consorts. Tant que j’y étais ! L’onde de choc du cadeau parfait ne cessait de croître et je comptais les jours avec l’air détaché de qui sait que la victoire est proche.

Et puis le temps a passé. Pas de coup de téléphone, pas de courrier, RIEN.

Olliver m’a dit : tu l’as échappé belle, imagine qu’elle t’ait demandé un tour du monde ou un voyage en fusée, tu aurais eu l’air maligne…

Mais enfin. C’est cela que je voulais. Qu’elle rêve un bon coup avant de me demander ce à quoi personne d’autre qu’elle n’aurait pensé. Et tant pis pour les risques, je me sentais d’attaque : MOI. Prête à me décarcasser dans tous les sens s’il le fallait. Alors, que tout cela ne donne rien…

Déçue. J’étais déçue.

Marraine n’était décidément pas mon truc.

Et puis un beau matin de décembre, trois mois jour pour jour après ce maudit quinze septembre où je m’étais fendue d’une lettre prétendument à risque, le facteur m’a remis une drôle d’enveloppe avec des références un peu partout écrites au feutre rose. En bas à gauche il était précisé : ASL080917 – 92000 avec en haut à droite une mention manuscrite du même acabit : MXS007603 – 33000. Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Ainsi, elle avait joué le jeu. Elle avait pris son temps et c’était normal : avec toutes les étapes que comportait mon message ! Ah ça, il lui en avait fallu de la patience et du mérite pour répondre, la pauvre petite. Idiote que j’étais.

J’ai ouvert en tremblant l’enveloppe, à l’intérieur il y avait un court mot qui disait d’une belle écriture ronde et sans la moindre faute d’orthographe : « Je rêve d’un domino à pile et d’un van en plastique pour transporter mes poneys ». Suivaient deux références avec un extrait de catalogue de Noël collé à côté. J’ai tourné l’enveloppe dans tous les sens, de haut en bas et en travers sans rien y trouver de plus. Un domino à pile et un van en plastique pour poneys. C’est tout. Et cela m’a scotchée. Oui : scotchée au sol et remis les pieds sur terre DIRECT.

Rêveuse que j’étais ! Elle avait neuf ans. Pas un de plus. Et à neuf ans on rêve de petits riens… surtout quand on est trop gâtée. Deux tout petits jeux faciles à dénicher dans n’importe quel magasin du monde. Deux tout petits paquets facile à poster de n’importe quelle poste du monde. Deux tout petits rêves, faciles à exhausser par n’importe quelle marraine du monde. Qui dit mieux ?

C’était une petite fille, avec des rêves de petite fille et les cadeaux qui vont avec. Une petite fille, avec tout le temps qu’il fallait devant elle pour grandir, et avec elle tous les rêves du monde.

Allez, va que je t’embrasse : ma toute grande, ma toute belle.

Je t’en referai des « bon pour ». Rien que pour mon plaisir à moi !

Et le moment venu, si tu le veux bien : nous les réaliserons à deux.

6 Comments

  1. Anna P. sur septembre 28, 2018 à 8:43

    Est-il possible de copier/coller le « Bon pour la réalisation d’un rêve » ? L’idée est tout simplement GENIALE.

    • Myriam sur septembre 29, 2018 à 8:16

      Oui bien sûr, Anna… n’hésitez pas à y apporter votre touche personnelle (le mien comporte 9 étapes pour 9 ans etc.) et tenez moi au courant de la réaction du bénéficiaire cela m’intéresse ! Bien à vous, M.

  2. Sylvie Loubet sur septembre 29, 2018 à 4:34

    « Bon pour la réalisation d’un rêve »… By M.
    Prodigieux ! Il mérite un copyright ou un dépôt illico à l’INPI !!
    Parfaite idée pour favoriser l’imagination, le rêve, la patience, le souhait, l’introspection…
    À la réflexion, ce « bon pour » pourrait également s’adapter aux adultes non ? Cela serait trop « cool »… Merci M.

    • Myriam sur septembre 29, 2018 à 8:10

      Pour les adultes ayant gardé leur âme d’enfant… oui ! Merci Sylvie pour votre fidélité, bien à vous, M.

  3. Georges Dulac sur septembre 29, 2018 à 8:07

    Votre monologue m’a bien fait rire, je découvre et je lis avec plaisir.

  4. Sylviane VDM sur octobre 4, 2018 à 9:15

    Myriam,
    Je ne suis pas marraine (bien que j’aie 15 neveux et nièces, mais point de baptêmes dans nos familles) et je le regrette âprement après la lecture de cette « lettre ». Je te piquerai peut-être l’idée pour un anniversaire… Belle intention et belle rédaction. Quel suspense !

Laissez un commentaire