Le Grand Soir # 8 – Le souffle du cycliste

 

Cher jeune homme au bonnet rouge,

De toi je ne connais que le vélo bleu vif et ce drôle de néon blafard accroché autour de ton bras du côté gauche. Un anorak noir. Des bottes en plastique jaune. Pour le reste, je ne sais pas : je ne t’ai vu que de dos. Puis entendu dans mon dos…  tu arrivais de la rue des Orangers, j’ai bien été tentée de te griller sans plus attendre la politesse mais tu arrivais sans conteste possible par la droite et la priorité : c’est la priorité. On ne peut pas tout écrabouiller quand même ! Il faisait nuit, j’étais pressée, une petite pluie insidieuse et fine régnait sur la ville. Toute à mes pensées je t’ai mis entre parenthèses. Ton rythme de croisière ne pouvait que t’amener bien vite hors de ma vue.

Et là : déception.

Tu allais exactement à la même vitesse que moi. Enfin : tout juste un peu moins vite… le summum de l’agacement !

Je t’ai vu jeter quelques regards inquiets vers l’arrière. Alors j’ai pris mon élan sans trop réfléchir et je t’ai doublé à la faveur du troisième rond-point. Par la droite : oui. A cet instant précis du croisement où tu mettais pied à terre.

Que diable ! Sur un rond-point, aussi petit soit-il : priorité à gauche mon jeune ami ! On ralentit un peu, on avance bien prudemment. Les oreilles grandes ouvertes ; les deux yeux à l’affût.

RAS ?

RAS.

Alors on accélère et on passe, tout en souplesse et en beauté.

Ma manœuvre, un peu vile il faut bien dire quoi qu’en parfait accord avec le code de la route, t’a piqué à vif. Dans le même temps, tout ton être s’est mobilisé sur une seule et unique cible. Moi ! Lancée à pleine vitesse sur cette petite rue sans intérêt devenue le cadre d’une compétition sans merci. Moi, te devançant de quelques mètres seulement… et pour combien de temps ?

Tu as vigoureusement accéléré, il me suffisait d’entendre ton souffle dans mon dos pour en avoir confirmation. J’étais moi-même d’autant plus haletante que je cherchais à ne pas le montrer. J’ai pourtant accéléré à mon tour.

Arrivés à la voie ferrée, nous avons pris le virage à angle droit : côte à côte, quand bien même cette portion de rue n’est plus à sens unique. Nous sommes restés au coude à coude toi et moi sur une centaine de mètres… ah, la jeunesse ! La belle jeunesse que voilà !

Et je ne me suis pas laissée faire. Ça non. Je t’ai même devancé de quelques mètres juste avant le céder le passage du petit pont. Et là encore : je n’ai pas cédé.

Ni à ton bonnet rouge.

Ni le passage.

Je me suis subrepticement faufilée à droite entre deux voitures et je t’ai entendu rire. Distinctement. Un rire clair et haut perché. Puis tu as crié d’une jolie voix toute gaie : « Chapeau ! » et tu as disparu en prenant sur la gauche.

Alors j’ai ri à mon tour… suis-je bête tout de même ! Me voilà en sueur et soufflant comme un phoque, accrochée à mon guidon telle une loque comme si ma vie dépendait de l’issue de cette course folle ! J’ai ralenti, repris mon souffle avant de me retourner.

Salut l’ami. Et merci de m’avoir emboîté le pas sans hésiter comme si nous avions le même âge, la même envie d’en découdre. Que ce rire était bon à entendre, à cette heure du soir où la journée défile enfin sans obstacle le long des rues !

Oui : merci à toi, le jeune homme au bonnet rouge.

Et au plaisir de se revoir. De dos ou de face… qui sait ?

M.

 

Avec aussi peu d’indices te concernant, il n’était guère probable de te retrouver. Mais un jour j’ai vu poindre le bout de ton bonnet de derrière la rambarde du petit pont de la rue Jade. Tu as mis pied à terre, et pris sans hésiter la missive que je te destinais avant de sourire de toutes tes dents.

Et tu m’as dit :

En arrivant chez moi ce soir-là, j’ai pris une douche et j’ai pensé à vous. Non ! Je blague bien sûr ! J’allais chez ma copine, elle m'a dit que je sentais le fauve, ça m’a gavé et je suis rentré chez moi. Sauf tout le respect que je vous dois, faire la course à vélo, c’est un truc de vieux cons.

1 Comment

  1. Manu sur juillet 9, 2018 à 2:09

    Votre texte me ramène en arrière qd les cyclistes appartenaient à une même famille celle du vélo aujourd’hui les incivilités sont la règle à Bordeaux comme ailleurs. C’est triste mais il faut lutter contre ça voilà c’est dit. Je suis tombé par hasard sur votre site je vais en parler autour de moi.Et j’aime bien votre texte sur le boucher aussi.

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