Le Grand Soir #1 – Avant propos

 

Mon premier courrier fut un coup de colère.

Une colère sourde, de celles qui ne vous lâchent pas.

Je l’avais ressassée des jours durant sans parvenir à m’en défaire, impuissante à contenir le flot de ses excès tandis qu’elle prenait place en moi comme une compagne sournoise et vaine. Je fulminais, maudissant la terre entière, me maudissant moi-même. Tournant dans l’espace étroit de mes rengaines comme le ferait un lion prisonnier d’une cage et dressant l’invariable constat de mon inaptitude à leur donner un sens.

J’en étais là de ma colère quand je réalisai qu’il me serait plus doux de m’adresser à d'autres que moi pour évacuer le trop plein des non-dits. L’idée me plut. Elle m’occupa l’esprit tandis que je cherchai ma cible, avec au cœur l’envie de viser haut. De frapper fort. Mue d’une inspiration soudaine, j’écrivis en haut à gauche d’une feuille de papier comme on le fait d’une lettre : « Cher Ingénieur en chef ». 

Cela sonnait bien ! Si bien que je vidai mon sac en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et c’est d’un pas redevenu joyeux que je m’en fus saluer ce matin là mes collègues. J’aurais oublié l’épisode si je n’avais subi quelques semaines plus tard la vindicte d’un chauffard sur le trajet qui me menait à mon travail. Ce fut plus fort que moi : je saisis de nouveau les mots de ma colère sur le vif. Sitôt mis en déroute, ce « Cher automobiliste » me fit rire ! Alors je me pris au jeu, chaque matin ou presque à l’heure du café. Coups de gueule, coups de griffe, coups de tonnerre et autres coups fourrés : rien ne semblait pouvoir m’arrêter.

Je pris plaisir à inviter mes voisins, amis, collègues de bureau, petits commerçants du quartier, inconnus de passage… à venir me retrouver sur le papier pour écouter ce que j’avais à leur dire. Je créditai chaque courrier d’un temps fixe : 15’15’’. Pas une de plus ! Je m’interdis dans la foulée de rectifier, biffer, polir le propos à force de retouches.

Cet exercice s’avéra jubilatoire.

J’en ressortais les yeux brillants, la chevelure en désordre, le geste nerveux mais l’humeur au beau fixe. Il m’arrivait de croiser peu après l’un de ceux que j’avais apostrophés sur mon clavier, que je saluais gaiement. Comme soulagée.

Vous ici ? Je pensais justement à vous…

A moi, dites vous ?

Oui : à vous !

On me trouva plus abordable. Plus ouverte, plus légère, en un mot plus humaine.

La liste des destinataires eut vite fait de déborder de la chemise vert pâle où je regroupais mes courriers avant de les cacher sous une pile de dossiers. Ce fut le temps des coups de chapeau, celui des coups de cœur. Jusqu’à ce jour de mai où j’oubliai l’une de mes missives sur le rebord d’une table. Elle glissa, tomba par terre, alla se nicher quelque part en dessous. Son destinataire finit par la trouver et prit la liberté de me répondre. Ce fut comme un déclic.

Je devais remettre mes courriers à ceux pour qui je les avais écrits. Donner à chacun son droit de réponse et me laisser surprendre à mon tour.

J’entrepris de contacter les voisins, amis, collègues de bureau, petits commerçants du quartier qui avaient croisé ma plume le temps d’un café. Je mis beaucoup de soin à retrouver les inconnus… là où je les avais laissés. Je n’en ratai aucun ! Je pris note de leurs dires, le plus souvent à la volée. Le temps filait et je courais, je courais comme jamais du haut de mes longues jambes. Petite veinarde que j’étais : quatre-vingt-dix-huit centimètres tout en muscles et en os taillés des orteils jusqu’à l’aine pour le seul plaisir de la course. Et pas n’importe qu’elle course pour une fois ! J’allais de rencontre en rencontre, me nourrissant d’un rien, gourmande de tout ; refaisant mon petit monde à coup de lettres sans jamais chercher à endiguer leur cours. Je me couchais avec au cœur ce Grand Soir qui jamais ne m’avait paru si proche. La vie était belle, je la croquais à pleines dents et cela m’allait bien au teint, comme ça m’allait au cœur, aux abdominaux, aux zygomatiques, à tous ces muscles enfin mis en mouvement pour la plus noble des causes.

La vie, la mienne. Oui, tout avait changé et cette course là, loin de m’éloigner de moi-même, me poussait à poser un regard neuf sur les routines quotidiennes venues rouiller au fil du temps mes envies. Un jour enfin je me sentis repue. Je décidai sans trop savoir pourquoi de classer courriers et réponses par ordre alphabétique. Tout serait donc histoire de lettres dans ce lien inhabituel que j’avais tissé de jour en jour entre les autres et moi.

Ceci fait, je coupai le cordon ombilical qui me reliait à mon abécédaire du quotidien en le glissant dans une enveloppe au nom d’un éditeur. Lequel m’adressa un courrier, auquel je m’empressai de répondre.

La chaîne des mots continuait et je sus ce jour là qu’elle ne s’arrêterait : jamais.

Laissez un commentaire