Le Grand Soir # 16 – Très bien, merci

 

Cher voisin de palier,

Vous qui avez choisi comme moi de faire escale dans ce petit hôtel deux étoiles du centre-ville de Narbonne, en cette belle fin du mois d’octobre.

Je ne vous ai jamais vu. Ni même entr’aperçu. Mais entendu : ça oui ! Votre télévision tout du moins, branchée en permanence au niveau le plus fort dans votre chambre… la numéro onze.

Contiguë à la mienne, hélas. Trois fois hélas !

Après une première nuit toute de films, chansons, émissions diverses et ce jusqu’au petit matin, je me suis prise à espérer votre départ. Confrontée dès le lendemain à votre permanence, j’ai tenté de me faire une raison. Je me suis tue trois jours durant avant de me résoudre à frapper poliment à votre porte hier soir, aux alentours de vingt-trois heures trente. Vous avez toussé ; la porte est restée close. J’ai frappé de nouveau et reçu en écho le seul bruit de votre télévision. Alors j’ai dit tout doucement, tout gentiment : « Un peu moins fort la TV… SVP… Merci ! ». Et je m’en suis retournée dans la chambre douze, de l’autre côté d’un mur qui plus que jamais me sembla de papier.

Quelques secondes plus tard, je vous ai entendu téléphoner bien haut, bien fort à la réception.

« On a frappé chez moi / je n’y suis pour rien / je n’ai rien fait / rien / salut ».

Vous aviez donc une voix. Mieux : vous m’aviez entendue, à défaut de m’avoir écoutée. Et votre ton était si désinvolte face à ce qui avait tout l’air d’être pour vous un « faux problème » que vous deviez être ici chez vous. Une sorte de pensionnaire installé à demeure, entendant vivre à l’hôtel comme s’il était chez lui, et seul, et sourd de surcroît. Une sorte d’hôte permanent, capable d’endurer sans broncher la rotation éphémère de ses voisins. Message : reçu.

Il se trouve que j’avais du travail en retard et qu’un peu plus ou un peu moins de bruit n’y changerait rien. Je vous ai donc oublié… et ma tranquillité avec ! Je rentrais ce soir-là du cinéma où passait une reprise du film d'film d’Emmanuelle Cau, « Très bien, merci ». Vous savez : cette histoire effrayante d’un homme supposé avoir perdu les pédales un soir en rentrant du boulot, alors même qu’il ne faisait que dire bien calmement, bien gentiment et bien comme il faut son droit le plus strict à trois gendarmes en charge d’un banal contrôle de sécurité. A vous donner froid dans le dos !

Ma situation n'avait absolument rien de comparable bien sûr, mais la coïncidence me fit sourire. Il y avait plus grave dans la vie, j'étais impuissante et ce n'était somme toute pas grand chose.

Alors j’ai sorti mon stylo, écrit cette lettre. Au petit matin, l’écho de votre télévision entrecoupé parfois de longues quintes de toux traversait encore le mur de part en part, et je suis partie travailler avec l’assurance d’enrichir chaque nuit pendant toute une semaine la petite chemise vert pâle où je stockais mes courriers, de plus de pages qu’il n’en faudrait pour vous dire…

… très bien, merci !

M.

  

Renseignements pris auprès de la réception le jour de mon départ alors que je réglais ma note, j’appris que vous étiez hébergé en ces lieux par la municipalité dans l’attente d’un relogement décent.

Vous n’aviez jamais quitté la chambre onze et vous refusiez les soins pour votre toux avec la même force d’inertie, que celle qui vous valait d’être toujours logé à l’hôtel quatre ans après votre première nuit. On ne louait la chambre douze que les jours d’affluence. La plupart des résidents demandaient à changer de chambre au bout de quelques heures, ce qui s’avérait impossible puisque tout était complet. Certains clients avaient quitté l’hôtel en pleine nuit, d’autres s’étaient obstinés une nuit ou deux tout en refusant de payer leur séjour. J’étais la première à avoir tenu toute une semaine.

J’appris dans la foulée que votre seul lien avec l’hôtel était le gardien de nuit, un jeune étudiant qui gagnait par des vacations nocturnes de quoi financer ses études. Lui seul, semblait avoir de l’influence sur vous. On me conseilla donc de prendre son attache pour toute requête à votre endroit.

Il était trop tard pour envisager de faire quoi que ce soit désormais, et j'ai regagné Bordeaux avec en tête le souvenir de votre toux, doublé d'un sentiment pesant, celui d'être passée à côté de quelque chose d'essentiel.

Les mois ont passé, et c'est le jeune étudiant qui vint un jour à ma rencontre, alors que je séjournais de nouveau à l’hôtel.

Vous l’aviez chargé de me remettre un courrier le lendemain de mon départ, en exprimant le souhait qu’il vous en apporte la réponse. 

Sur le papier était écrit :

« Qui êtes-vous ? »

Comme il m’était impossible de répondre à une question aussi complexe en quelques mots, via un intermédiaire de surcroît, j’ai sorti sans trop savoir pourquoi votre courrier. C’était un brouillon écrit sur le vif que je n’avais jamais relu. Je l’ai quand même plié en quatre et j’ai griffonné dessus ce qui me sembla s’imposer en la circonstance à savoir :

 « Votre voisine de passage. Et vous ? »

Le lendemain, l’étudiant m’a remis le texte de votre réponse en précisant qu’il s’agissait d’un point final à notre conversation.

Vous m’y disiez :

« Je suis bien ici : en plein centre-ville, avec tout le confort moderne. J’ai la télévision, un lit, on me traite comme un roi. Les WC à l’étage, c’est un peu compliqué car je ne veux voir personne. J’y vais la nuit quand les gens dorment ; aux heures des repas quand ils mangent. Mon corps s’est habitué, tout peut se domestiquer. Je ne connais des autres que leurs ombres et les échos de leur vie. Cela me suffit. Je ne m’interroge jamais sur l’existence, la mienne, la leur, le pourquoi de tout ça. La lucidité, je n’en ai jamais eue et c’est une sacrée chance quand on n’est rien. Ne soyez jamais lucide : c’est ce qui tue l’envie ».

Votre texte était si bien écrit que j’ai pensé à Michel Tournier, à ses Petites proses et à cette phrase sur sa maison où il dit «…et pourquoi pas plutôt : rien ? »

Il s’agissait d’objets bien sûr, et il faut avoir cultivé beaucoup de richesses en soi pour envisager sereinement de vivre ainsi dépouillé de tout.

Alors j’ai espéré que vous soyez un homme riche de toutes ces richesses-là, que votre courrier en soit la preuve et que votre télévision ne marche jour et nuit non parce que vous ne regardiez plus qu’elle, mais pour témoigner de ce que vous étiez bel et bien en vie à tous ceux qui ne se poseraient pas plus de questions.

Quant à votre toux, elle restait un mystère. L’appel de votre corps à ce monde qui n’existait plus pour vous que par des bruits ? La lucidité des tripes, par-delà les renoncements d’un isolement supposé volontaire ? Une forme d’ultime résistance au silence et à l’oubli ?

Je fis promettre au jeune étudiant de vous donner les coordonnées d’un généraliste susceptible de parvenir à vous convaincre de vous soigner, et j’ai bien vu qu’il n’y croyait pas. Votre drôle de vie vous convenait, elle ne dérangeait personne ; la solidarité républicaine vous valait d’être logé, il y avait la couverture maladie universelle, toute une flopée de dispositifs dont vous aviez choisi de vous extraire au fil du temps et si cela me posait question, cela ne regardait que moi… tels furent ses mots tandis que je lui disais au revoir le soir de ma dernière nuit à l’hôtel. Il me tendit la main, la serra longuement avant de préciser que la sagesse appelait de ne rien faire d’autre que de maintenir le contact et que cela : il le ferait, aussi longtemps que sa précarité de jeune étudiant sans ressources lui donnerait le regard et les mots qu’il fallait pour parvenir à ne jamais casser le fil d’une relation si fragile, qu’un petit rien pourrait y couper court.

La suite, vous seul pouviez l’écrire.

Cher voisin de palier… l’avez-vous fait ?

2 Comments

  1. Anna P. sur novembre 18, 2018 à 3:56

    Beaucoup d’interrogations avec ce texte ! se voiler la face… pour ne pas perdre la face…est-ce véritablement un choix ?

  2. Myriam sur novembre 20, 2018 à 8:52

    Bonsoir Anna, le fait que cet homme ait pris l’initiative de m’écrire m’a beaucoup questionnée. Qu’il n’ait pas souhaité donner suite à cet échange aussi. Tout est vrai, dans ce courrier. À chacun sa lecture, à chacun sa part de mystère. Bien à vous, Myriam

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