Le Grand Soir #19 – La vigie

 

Cher grand orme de l’Avenue du Parc,

Toi qui te dresses au milieu d’un carrefour urbain, comme une vigie par mégarde oubliée.

Nous nous croisons chaque matin sur la route qui me mène à mon travail. Moi : l’humain juché sur un vélo, le mollet en feu, le cheveu fou, des idées plein la tête et des questions, parmi lesquelles celles que je te livre ce matin.

Toi, le grand orme de l'Avenue du Parc : planté bien droit face au trafic qui me porte à tes pieds.

Aurais-tu poussé bien malgré toi sur le bitume ?

Serais-tu si vieux que ta naissance remonte au temps où seule la terre recouvrait les chemins de ce lieu-dit Temprède, devenu depuis un entrelacs de rues et d’avenues ?

Où serais-tu bel et bien né dans le Parc ?

Là-bas... juste en face : de l’autre côté de l’Avenue.

Tu es si beau, si grand, que tu mérites d’avoir vécu un temps à l’intérieur des grilles. Entouré d’amoureux, de promeneurs, d’enfants et de poussettes. Entouré des tiens : les autres grands arbres du Parc bordelais, ceux dont la cime se voit de partout. Les chênes centenaires, les magnolias, les ifs, les grands cèdres et les platanes immenses... intégré à leur troupe et tout empli du murmure de leurs feuilles.

Telle est du moins l’histoire que je rêve pour toi !

Puis les hasards de l’aménagement routier ont grignoté sur le parc, il fallait drainer le flot des véhicules, créer des voies nouvelles, dédier des espaces au stationnement. Un jour, aménager tant bien que mal un carrefour. Tu étais si grand, si beau déjà, que nul n’a songé à te couper et que l’on a réservé ici un petit square, rien que pour toi.

Et te voilà l’ultime vigie chargée de nous indiquer le chemin du Parc à toute heure du jour et de la nuit. Fièrement dressé au croisement de quatre rues pour rappeler à chacun : piéton, automobiliste, chauffeur de bus, cycliste, motocycliste… que la nature existe encore au cœur des villes et qu’il suffit de quelques mètres parfois pour s'en aller se mettre au vert et s’allonger sur l’herbe, entouré de troncs noueux ou bien droits.

La belle histoire que voilà ! Je te l’offre aujourd’hui, en gage de respect.

Et je te salue du haut de mon vélo, ce matin comme les autres.

Bonjour à toi l’ami ! Unique et digne survivant de ton espèce au cœur de ce carrefour routier…

Que la nature te préserve des hommes et de leur course folle,

M.

 

J’ai assisté impuissante à ta disparition un triste matin d’avril, tu avais plus de deux cent ans parait-il et tu étais devenu ni plus ni moins qu’un danger public… c’est du moins ce que l’on m’assura à la Mairie où je m’en étais allée munie d’une pétition contre les tronçonneurs et autres bûcherons semeurs de mort.

Tu as été remplacé vite fait mal fait par un petit freluquet, un orme comme toi.

Qui m’a dit, le lendemain même de son installation :

C’est quoi tout ce bazar ? Ces bus, ces camions, ces voitures, cela n’arrête donc jamais ? C’est comme vous les vélos, vous passez bien trop près, je suis fragile... moi, et puis je n’aime pas le bruit, la ville ça me soule et si ça continue comme ça… je prends mes cliques, mes claques et je m’en vais.

Ce n’était pas le même style que toi bien sûr. Un langage moins châtié, une ramure d’aujourd’hui. Il n’avait aucune classe, beaucoup à apprendre de la vie et l’arrogance d’un jeune tout droit sorti de sa serre ou de sa verte campagne.

Quand je lui ai dit qu’il devrait faire des efforts, beaucoup d’efforts même s’il voulait un jour te remplacer, j’ai bien vu que cela poserait problème. Il n’a dit ni oui, ni non. Mais à l’évidence il n’en avait ni l’ambition, ni l’envergure.

Alors j’ai fait le mur une nuit sans lune et je l’ai planté là où il voulait.

Pas dans le Parc, non.

Dans un petit jardin tout encerclé de pierres et bien calme, juste à côté.

J'ai effleuré ses feuilles de la main, lentement, et lentement tassé la terre tout autour de lui avant de l'arroser.

Ceci fait, j'ai regagné l'Avenue. Regardé à droite, regardé à gauche. Escaladé en deux temps trois mouvements les grilles du Parc. Il n'y avait pas âme qui vive et même les canards s'étaient tus.

J'ai longé le lac aux eaux couleur de nuit, traversé deux allées, pénétré sans me presser dans la clairière qui fait face aux grands ormes. Là même, où j'avais repéré quelques jours plus tôt un arbrisseau tout aussi fluet et droit, mais promis à l'arrachage pour avoir osé pousser au centre d'une allée.

Son envie de s'élever vers le ciel était telle que j'étais sûre de ses capaciés à reprendre le flambeau des exilés du Parc. J'ai creusé un cercle autour de lui avant de l'extraire tout doucement de l'allée, prélevé de la terre d'ici pour en tapisser le trou de la place d'à côté, ajouté quelques feuilles glanées de-ci de-là aux pieds des troncs et pris grand soin de déployer une à une chacune de ses racines, pour minuscules qu'elles soient, avant de le plonger au fond du trou laissé vacant par son prédécesseur.

Ceci fait, j'ai effleuré ses feuilles de la main, lentement, et lentement tassé la terre tout autour de lui avant de l'arroser.

Un sentiment de plénitude s'est emparé de chacun de mes sens.

J'étais émue, bêtement émue.

Je suis rentrée chez moi toute enveloppée d'odeurs d'humus et de feuilles sèches, un sourire sur les lèvres.

Nul n'en saurait jamais rien bien sûr. Et il n'y avait de toute façon pas de quoi en faire une histoire...

 

2 Comments

  1. Sylvie Loubet sur mars 2, 2019 à 4:38

    Un magnifique texte rempli d’émotions ! écrit avec une grande sensibilité et qui incite à la plénitude. Le lieu s’y prête il est vrai, on s’y sent un peu comme à la campagne… Le parc bordelais est une véritable institution, labellisé « Jardin Remarquable », cela lui sied à merveille ! Merci Myriam pour ce doux partage.

  2. Myriam sur mars 2, 2019 à 10:56

    Merci à vous Sylvie pour votre lecture toujours positive et sensible, peut-être aurons-nous le plaisir de nous croiser un jour où l’autre dans les allées du parc bordelais… Myriam

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