Le Grand Soir #21 – Avec des fleurs !

 

Chère Madame,

Vous trouverez ci-jointe la liste des plantes vivaces et des fleurs situées le long de notre mur de mitoyenneté avec Madame L., ainsi que quatre photos libres de droits qui vous permettront de mieux visualiser nos petites… mais néanmoins charmantes plantations.

Que vous dire aujourd'hui ? Si ce n'est que votre courrier recommandé nous a surpris, car nous nous étions conformés dans les délais aux demandes ressortant de votre précédent courrier. Tout comme nous nous étions conformés à chacune des dix-sept missives de Madame L. Nous aurions pu continuer à cheminer de recommandés en recommandés et faire durer l’affaire. Miser sur une guerre de tranchée… mais la loi : c’est la loi. Pas vrai ?

Alors je me suis levée de bonne heure ce samedi pour creuser ma tranchée à coups de pioche, avant d’arracher une à une les douze mottes de bambous qui poussaient le long du mur de Madame L.

Les inconscientes !

Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.

Elles étaient toutes là, racines à l’air… un spectacle déchirant.

Je les ai replantées toutes ensemble et en bon ordre ce dimanche, à soixante-dix centimètres exactement du mur de notre mitoyenneté et ce sur une longueur de six mètres vingt-huit… Oh bien sûr, j’ai déploré de n’avoir pu réaliser ces travaux à l’automne, période plus propice à la reprise des plantes ainsi que je l’avais précédemment expliqué à votre cliente. Mais la réponse avait été : NON. Je me devais d’appliquer la règle de A jusqu’à Z, distances, hauteur, délais… Rien n’échapperait au grand massacre de la légalité.

L’implacable logique de l’alphabet me fit sourire bien sûr, et c’est en fredonnant mes lettres que je me suis conformée point pour point à chacun des alinéas du code civil.

Ceci fait j’ai rangé :

  • pelles
  • pioches
  • arrosoir
  • brouette
  • et double décimètre, avec la satisfaction du devoir accompli.

Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.

Douze mottes toutes guillerettes, ainsi alignées le long d’un mur désert.

J’ai relu dans la foulée le très beau discours sur la vertu de François Cheng, prononcé lors d'une séance publique de l’Académie française, où sont évoquées les vertus qu’incarnent depuis des siècles certaines plantes pour les poètes et les peintres chinois, parmi lesquelles le bambou, symbole de droiture et d’élévation, de dépassement de soi, de vacuité, de grâce et de recueillement...

Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.

Douze symboles entre lesquels laisser aller mes pensées, bercée par la musique du vent caressant les tiges et celle plus intime des sensations qu’elle engendre au son léger du frottement des feuilles.

Je n’attendais ni satisfecit, ni remerciement. Pas même un geste de la main, par-delà le petit mur de notre discorde : votre cliente était dans son bon droit, lequel n’appelait d’autre réponse que d’être respecté.

Trois jours seulement après ce funeste week-end, vous m’avez de nouveau adressé un recommandé « sur demande expresse de votre cliente ». Un signe peut-être de ce que le procédé ne vous convenait guère ? Ce qui restait de verdure contre le mur n’avait qu’à bien se tenir : vous demandiez l’arrachage complet de tout ce qui pouvait subsister de vivant hors des distances légales, quand bien même les plantations incriminées ne pousseraient que sur cinq mètres de longueur et limiteraient la vue sur un mur disgracieux, propriété exclusive de Madame L. Aucune plante ne pourrait s’y adosser, fut-ce à distance ou par simple application d’un semblant d’ombre. Ce fut la goutte de trop et la moutarde m’est montée au nez. Vous auriez votre courrier, comme les autres. En express… celui de 8H30 !

Alors parlons vrai. Comme vous pourrez le constater par vous-même en visionnant les photos ci-jointes, les « arbres » évoqués ne sont que de petites plantes vivaces parfaitement inoffensives. Le massif comporte deux rangées : l’une située à vingt-cinq centimètres du mur, l’autre à soixante-dix centimètres exactement. Sur les dix-huit plants toujours en vie en ce début de printemps, dix ont aujourd’hui une hauteur inférieure à quinze centimètres ; cinq une hauteur comprise entre quinze et trente centimètres ; trois entre trente et quarante-trois centimètres. Pour mémoire, la hauteur du mur est de quatre-vingt centimètres… j’ai tout mesuré hier soir avant de vous écrire et vous pouvez me faire confiance. Les chiffres : je connais.

Nous sommes parfaitement en règle désormais, et si nos sept autres voisins en mitoyenneté devaient eux aussi respecter le seuil des soixante-dix centimètres… il y aurait de quoi mettre au travail une assemblée de jardiniers !

Nous regrettons que votre cliente se soit adressée à nous par lettres recommandées, là où la voix aurait dû être le matériau naturel d’une conversation de jardin à jardin, dans un quartier où la verdure l’emporte souvent sur les règles.

Et nous vous remercions de bien vouloir nous dire à l’avenir les griefs qui nous seraient reprochés… avec des fleurs !

Dans cette attente, nous vous prions de croire, chère Madame, en notre dévouement plein et entier à la cause des jardins,

M.

Pièces jointes :

  • liste des fleurs au huit avril… belles, belles, belles…
  • quatre magnifiques photos toutes libres de droits !!
  • le court et magnifique discours sur la vertu de François Cheng : bambou, prunus, lotus, orchidée… un régal pour les sens, dont je vous recommande la lecture !
  • un petit fond d’air des Hirondelles et son mode d’emploi…
    • 1/ ouvrir en grand l’enveloppe,
    • 2/ plonger le nez dedans,
    • 3/ se laisser envahir par la verdure,
    • 4/ rêver 2 à 3 secondes à l’ombre des bambous,
    • 5/ humer le parfum des fleurs toutes proches,
    • 6/ regarder les photos… cela clarifie les idées, pas vrai  ?

Bien à vous,

M.

 

Vous aviez l’habitude des recommandés, le mien ne vous étonna pas plus que les autres.

J’avais pris soin de mentionner sur l’enveloppe « personnel » en lettres majuscules bleu turquoise et précisé tout en bas de la lettre « RSVP » en rouge vermillon. Emportée par mon élan, j’avais rajouté trois pétales de fleurs au fond de l’enveloppe : un pétale de tulipe – un beau dégradé d’orange et de pourpre ; un pétale de rose… parfaitement rouge ; et un autre de pâquerette – minuscule comme il se doit. J’avais parfumé le tout d’un nuage aux essences de muguet et dessiné un soleil radieux en guise d’expéditeur.

Pour le reste, rien ne distinguait mon envoi d’une missive ordinaire.

Vous m’avez téléphoné le lendemain même du jour où j’avais posté ma lettre.

Un jeudi pluvieux du mois de mai.

Et vous m’avez dit :

Les litiges, ça génère une paperasse pas possible alors tant mieux si mes recommandés peuvent être à l’origine d’une œuvre d’art. Mais attention : je vais vous réclamer des droits d’auteur…

Vous plaisantiez bien sûr, alors j’ai laissé ma lettre telle que.

Et toutes les fleurs avec... là-bas, au pied du mur !

4 Comments

  1. Marie sur mai 18, 2019 à 1:08

    Les voisins sont une source inépuisable d’inspiration et l’idée des fleurs est une belle idée car avec un peu de gentillesse tout va toujours mieux. Merci pour votre humour et votre bonne humeur nous n’avons pas vu passer le #20 et vous nous avez manqué !! Marie

  2. Sylvie sur mai 22, 2019 à 1:16

    Un courrier qui relie éthique et profondeur du sens! Les « Quatre êtres supérieurs » sont finement suggérés : telle la branche du prunus, la vigueur tenace face à l’âpreté du code civil. L’élégance dans l’écriture est semblable à la délicatesse de l’orchidée. La noblesse du lotus se retrouve dans la bonté bienveillante envers la nature ; la fraîcheur d’esprit est en lien avec l’élévation du bambou. Le tout est vertueusement planté dans le terreau de l’humour et de la sensibilité. Merci Myriam pour ce partage.

    • Myriam sur mai 22, 2019 à 9:49

      Merci Sylvie pour ce retour qui atteste de votre parfaite et fine connaissance du « groupe des quatre ». Et met en évidence la richesse de votre style ! Si vous ne les avez déjà lues, les pages relatives au bambou, au prunus, au lotus et à l’orchidée du Discours sur la vertu de François Cheng sont d’une magnifique et limpide simplicité. Bien à vous, Myriam

      • Sylvie sur mai 22, 2019 à 11:16

        Un double merci, Myriam. Grâce à votre Grand Soir#21, j’ai lu le très beau ‘Discours sur la Vertu’ de Francois Cheng ; je compte maintenant lire ‘Œil Ouvert et Cœur Battant’, suivi de ‘Cinq méditations sur la beauté’. Qui sait, au fil des pages, je pourrais peut être retrouver les ‘Quatre Excellences…’ Bien à vous, Sylvie

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