Le Grand Soir #25 – Barbe blanche

 

Cher voisin à la barbe blanche,

Vous êtes venu nous rendre visite un matin de février, c’était un samedi, nous étions tous à la maison. Vous avez sonné d’un doigt léger, bonjour, je suis votre voisin, là bas : la grande maison blanche avec le grand platane, celui qui envoie des feuilles un peu partout en automne. Vous devez avoir l’habitude des reproches alors en bon terrien que vous êtes, vous avez abattu vos plus mauvaises cartes de suite. Comme ça ce serait fait. Le champ serait libre ensuite pour exposer les véritables raisons de votre venue sur nos terres.

Nous nous sommes serrés cordialement la main, bonjour, bonjour, et Olliver a dit : ne vous inquiétez pas, nous l’aimons bien votre platane. Surtout ne coupez pas les branches, ce ne sont pas quelques feuilles de plus qui nous font peur. Nous aimons la verdure, et c’est précisément ce qui nous a décidés à venir nous installer dans ce quartier. Votre jardin est magnifique, tout en désordre mais : magnifique. Nous apprécions d’être un peu comme à la campagne, ici.

Nous sentions bien que l’important était à venir. Mais l’heure n’était pas encore aux hostilités.

Et puis l’heure a fini par sonner.

Vous nous avez dit que vous alliez construire un mur, le long des huit ou dix mètres de notre mitoyenneté. Côté jardin. Côté verdure. Autrement dit : un coup dur.

Mais non, avez vous insisté. Je fais ça « pour vous ».

Et vous avez fini par tout nous dire, tout d’une traite et sans reprendre votre souffle. Vous alliez faire des travaux / il y aurait beaucoup de désordre / d’outils / de débris en tout genre. Vous ne vouliez pas nous imposer la vue de tout ce bric à brac, cela pouvait durer longtemps… s’éterniser peut-être ? Alors il valait mieux mettre un mur entre nous.

Un mur / entre nous / valait mieux / que tout.

Ce serait un travail sérieux : vous vous étiez assuré pour cela les services d’un maçon, à la retraite comme vous. Vous aviez choisi les matériaux, préparé le sol, fait les plans. Notre terrain étant situé en contrebas du votre, le mur paraîtrait plus haut de notre côté. Il n’en serait pas moins bas dans la réalité. C’était ainsi. La précédente propriétaire, celle qui avait construit notre maison, n’avait jamais voulu mettre de remblais. Vous lui aviez bien dit à l’époque que c’était une erreur mais elle n’avait rien voulu entendre, elle était comme ça Madame L. : brusque et bornée.

Avec nous tout serait différent.

« Vous n’imaginez pas le désordre qu’il va y avoir » avez-vous répété comme pour mieux nous rassurer.

Et rassurés, nous ne l’étions pas. Ca, non.

Nous avons imaginé. Le mur. Le ciment gris. Tout le désordre.

Avec et sans le mur. Et nous vous avons dit : ce sera mieux SANS.

Vous avez caressé votre barbe blanche, un peu embêté quand même car tout était décidé et vous ne reviendriez pas sur votre décision.

Puis vous nous avez tendu la main. Allez, merci de votre accueil... et à bientôt peut-être ?

Le reste du week-end a été studieux. Branle bas de combat juridique : nous avons lu le numéro « Spécial voisinage » du Particulier dans son entier. Descendu du grenier des cartons dans lesquels nous avons retrouvé un vieux Code Civil. Consulté le Code Pénal tant que nous y étions. Téléphoné à droite, téléphoné à gauche. Force était de le reconnaître : vous étiez dans votre droit le plus strict. Nous pourrions tout juste vous chercher des noises en vertu de l’article 2312B du Code Civil, si par malheur l’édifice une fois construit dépassait les cinq mètres ET si vous aviez omis d’en informer l’administration. Permis de construire oblige.

Pour le reste : rien. Pas un alinéa, même petit, sur lequel s’appuyer pour vous faire entendre raison. RIEN. Et puis vous aviez l’air si gentil avec votre barbe blanche, vos mains rugueuses et votre peau tannée par le soleil, qu’un contentieux même potentiel nous sembla vite impensable. Nous avons essayé de positiver, Olliver en premier lieu. Puis moi. Votre courtoisie était plutôt de bonne augure. Vous aviez eu la politesse de nous entretenir de vos projets. Vous aviez écouté nos réticences, suggéré de voir différemment les choses. Vous aviez même tenté le tout pour le tout en nous incitant à profiter de votre mur pour y adosser un garage. Là, en pleine verdure !

De votre vie, nous ne savions rien. Il nous arrivait d’entendre une scie à métaux, des coups de marteau, une scie-tout-court. Nous imaginions sans trop de mal un voisin bricoleur de la semaine et du dimanche, en perpétuels travaux. Grand-père peut-être ? Il nous arrivait d’apercevoir entre deux arbres une épouse aux cheveux blancs, parfaitement assortis à votre barbe blanche… une vie paisible en somme. Alors nous nous sommes habitués à l’idée de ce mur.

Et nous avons attendu.

Comme rien ne venait, nous avons fini par oublier le mur.

Et puis un jour du mois d’avril vous avez surgi de derrière la verdure pour nous adresser un petit signe de la main, de l’autre côté du grillage. Une forme d’adieu. Un bref et ultime salut, avant d’aligner un à un vos moellons. Vous avez sorti une truelle, retroussé vos manches, consulté vos fiches et commencé à le monter : votre mur. Je suis partie au travail, inquiète juste ce qu’il faut. J’avais confiance en votre barbe blanche et le hasard faisait plutôt bien les choses puisqu’Olliver était en congés.

Mais il n’a rien vu venir, Olliver.

Pour tout dire, il s’en foutait : du mur.

Quand nous sommes à table, il lui tourne le dos. Moi, je le vois : juste en face. Au petit déjeuner, au dîner. A midi aussi, le samedi et le dimanche. Je ne vois que lui. Gris, crépi à la va vite, omniprésent. Oui : j’ai bel et bien manqué défaillir à mon retour du travail. Là ! Tu vois bien ! LE MUR EST LA !!! Immense, incontournable.

Il l’a fait, il est passé à l’acte. Ah, le vieux, l’affreux petit vieux. IL L’A FAIT.

Olliver m’a dit : du calme. Il nous avait prévenu. Nous le savions. Il est dans son droit le plus strict. Et puis la verdure repoussera. Et ce n’est pas un drame.

CQFD. Il n’y avait rien à dire.

D’ailleurs, tu n’as rien dit quand il était encore temps.

Tout - va - bien.

Moi, je bouillais littéralement sur place. Comme je bouillais encore à cet instant où j’ai sonné chez vous, mon cher voisin. Vous m’avez ouvert, tout sourire. « Vous voyez : c’est fait ! ». Tout en vous frétillait et me disait : j’ai tenu ma promesse… et il est encore plus beau que je ne croyais. Ah, mon cher voisin ! Que vous étiez fier de votre ouvrage ! A mille lieues de ma colère : oui. Car vous auriez au moins pu le faire en dégradé : votre mur. Quelques marches, pour casser le rythme et laisser entrer la verdure : cela ferait moins « mur ». Pas très compliqué, pour un artiste du ciment comme vous ! Au lieu de quoi votre ouvrage parfaitement rectiligne et bien droit venait heurter chaque regard. Oh, il en avait fallu sans doute, de la patience et du labeur, pour arriver à un tel alignement. La journée entière pour le moins.

Vous avez marmonné dans votre barbe que vous n’y aviez pas pensé, non. Que mon mari ne vous avait rien dit. Tout au contraire : il était venu vous soutenir dans l’exercice oh combien difficile de l’élaboration de cet alignement parfait, allant jusqu’à proposer une ou deux retouches en vue d’atteindre, sans doute, la perfection parfaite.

Le traître. Le renégat. Olliver ne perdait rien pour attendre.

Le mur, lui, pouvait encore être repris. Rogné. Aminci. Arrondi.

Compris ?

Vous avez caressé votre barbe, un brin dubitatif. Vous alliez voir ce qui pouvait encore être fait à cette heure tardive de la journée où tout était déjà bien sec. Vous alliez y repenser. Oui… Le tout débité d’une voix douce, manifestement toute retournée par le tour que prenaient les choses. Vous le trouviez si beau, votre mur. Vous étiez si content de l’avoir édifié de vos mains. Alors me voir dans cet état, moi : cela vous foutait le cafard.

Oui : le cafard. Ce qui aurait du être une joie tournait au désastre.

Je suis repartie piteuse : vous étiez adorable. Tout simplement adorable. Et puis la messe était dite. Le mur était sec. Bien sec. Vous aviez tourné la page avec la satisfaction du devoir accompli et j’aurais du le comprendre à défaut de l’admettre. Cela nous aurait évité cette scène ridicule et déplacée. Vous, cramponné à votre barbe. Et moi, image de la vindicte faite femme. J’en écrasais une larme. Puis deux, puis trois. Pas fière de moi pour deux sous.

Il me faudrait m’habituer au mur.

Une petite heure plus tard, alors que nous finissions de dîner - moi, face au mur ; Olliver, lui tournant le dos - et que je maugréais encore, je vous ai vu portant votre échelle, une lampe torche à la main. Vous l’avez appuyée contre le grillage de notre voisine commune, Madame S. Fort heureusement absente… vous deviez maudire ce soir là en silence toutes les femmes du voisinage. Vous avez soulevé une imposante massue et entrepris de cogner contre le haut de votre mur flambant neuf.

Nous avons entendu l’édifice craquer, nous l’avons vu se fendre, pour un peu nous aurions fermé les yeux tant il était triste de vous voir reprendre ainsi a posteriori les plans de votre ouvrage.Vous avez patiemment ouvert une brèche. Cassé deux ou trois moellons et offert un petit accès à la verdure avant de recrépir l’angle ainsi décapité, obtenant à grand peine une sorte d’angle en triangle. Un vrai exploit, mathématiquement parlant.

Quand tout fut bien fini, vous avez levé le bras et vous m’avez saluée de la main.

Alors, voisine ? Comment va ? Mieux ?

Mieux.

Je suis sortie vous serrer la main. Abasourdie. Vous m’avez dit : c’était finalement une bonne idée et vous aviez raison cela fait plus doux comme ça. Je vous ai répondu que nous allions mettre des croisillons de bois. Que nous laisserions pousser le lierre.

Dans trois ou quatre ans, plus personne ne verrait le mur.

Voilà : c’est fait.

Trois ans plus tard, je vous rassure : tout va bien. Le mur, je l’ai oublié. Je ne le vois pour ainsi dire plus ! Le triangle mort sert de point de passage aux chats du voisinage, spectacle gracieux dont nous ne nous lassons pas. Règles de priorité, coups de griffe en douce, petits câlins : rien ne nous échappe ! Un vrai régal au petit déjeuner, au dîner. A midi aussi, le samedi et le dimanche. Car j’ai gardé ma place à table. Je regarde le mur bien de face. Et cela me plait. Je pense à notre histoire, je m’en veux encore.

Nous nous sommes croisés ce matin au Champion de la rue Caillou. Je suis venue vous serrer la main. Vous n’avez pas changé : le visage tout juste un peu plus tanné, la barbe toujours bien blanche, les mains rugueuses et fermes. C’est moi, votre voisine : de l’autre côté du mur. Vous vous souvenez ?

Vous avez souri de toute votre barbe blanche et vous m’avez dit : "si vous saviez tout le désordre qu’il y a derrière ! J’entends le petit grandir, à défaut de le voir. Je vous entends aussi". Vivre tout près : là bas… derrière le mur. Comme nous entendons votre désordre, à défaut de voir avancer vos travaux. Vous m’avez dit être heureux de notre échange, c’est gentil. Vraiment très gentil. Bonne année à vous aussi.

Bien à vous, mon cher voisin. N’hésitez pas à faire le mur de temps en temps !

Nous serons là, pour sûr.

M.

 

J’ai appris par hasard que vous étiez souffrant, alors je suis venue vous rendre visite un samedi en fin d’après-midi. J’ai pris appui sur l’amandier en fleurs et sauté d’un bond dans votre jardin tout en désordre, tandis que vous me regardiez faire depuis la fenêtre de votre chambre. Voilà de la lecture, ai-je annoncé tout de go en vous tendant ma lettre. Vous l’avez lue le plus naturellement du monde en prenant le temps de déguster chaque mot. Chaque phrase. Puis vous avez souri du bout des yeux.

Et vous m’avez dit :

Ma barbe, je ne la coupe que le dimanche, une fois par mois : pas plus ! C’est parce qu’elle est toute blanche que j’en prends soin. Vous, c’est vos cheveux que j’aime, vous devriez vous les laisser pousser.

Nous avons ri et caressé chacun nos poils. Pour un peu nous nous serions fait la bise. Comme ça : rien que pour voir l’effet que ça faisait, une barbe blanche partant à la rencontre de cheveux bouclés.

Je me suis sentie toute légère en sautant par-dessus le haut du mur, sur le chemin de mon retour. J’ai longuement laissé courir ma main sur le lierre, il était épais et rugueux avec de larges feuilles vert sombre qu’on aurait crues finement vernies tant elles brillaient. Jamais, je n’aurais cru que la vie puisse ainsi s’épanouir et prospérer à l’ombre du mur.

Je me suis dit qu’il en allait des humains comme des plantes ; que la lumière était partout pour qui savait la voir, et surtout prendre le temps d’attendre un peu ; qu’il ne tenait qu’à moi de laisser libre cours un jour à mes cheveux… comme au reste.

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