Le Grand Soir #5 – Un bolide en déroute

 

Cher automobiliste de la rue Camille Godard,

Ce matin je suis en colère et cette colère, je vous la dois.

Oui : c’est moi ! La jeune femme au vélo rouge que vous avez gratifiée d’un geste malvenu aux alentours de huit heures cinquante-deux ce matin même, après avoir longuement fait ronfler votre moteur sur une centaine de mètres. Puis doublée sans ménagement à la hauteur d’un dos d’âne. Et hop ! Vous avez prestement disparu, laissant derrière vous un parfum de gasoil anthracite. Ah ! Le chameau ! Et autres mots d’oiseaux. Je n’en oubliai aucun et continuai mon chemin en pestant contre le monde entier. Car vous aviez fini par me mettre en colère, oui. Et vous étiez fautif de cela, plus encore que de votre détestable conduite.

La partie ne faisait pourtant que commencer ! Je vous ai rattrapé au premier feu… le hasard a mis sur ma route du matin ce bel asphalte descendant, rectiligne, à sens unique et bordé de vastes trottoirs où se faufiler en cas d’urgence. Ce faux plat de la rue Camille Godard goudronné depuis peu, lisse et sans obstacle, me donne chaque matin la sensation d’être une petite reine ! Alors j’enfile les coups de pédale triomphants en laissant sur place plus d’une automobile. Je sue, peste et renâcle au retour mais qu’importe : tel est le prix à payer d’un trajet aller pavé de gloire… La vision de votre bolide immobilisé au cœur d’un bouchon, doublée de votre impuissance manifeste à résoudre ce problème matinal, a posé sur mes lèvres un irrésistible sourire. Discret. Mais un sourire, oui. Celui qui vous faisait défaut quand vous avez soudain manœuvré pour venir bloquer de quelques centimètres l’accès au trottoir sur lequel je m’apprêtais à poursuivre allègrement mon chemin. Et vlan. Voilà pour toi, le vélo. Bloqué, comme les autres. Ah, ah. Manœuvre dérisoire et sans élégance ; manœuvre efficace, caractéristique des conducteurs de votre espèce : le valeureux guerrier automobile venait de prendre in extremis sa revanche sur le trafic de ce jeudi matin pluvieux. L’honneur était sauf !

C’est alors que vous avez descendu votre vitre et que vous m’avez invitée d’un petit geste indolent à monter sur le trottoir. Allez, vas-y ma belle. Vas-y. Je te cède la place.

Mais attention : à la moindre éraflure le couperet tombera, et au prix du millimètre carré de peinture sur ma petite bombe gris métallisé, cela va faire mal.

Tu avais l’air heureux, comme soulagé. Je peux le faire, NA. Tu n’as qu’à attendre, comme tout le monde ! Pourquoi certains devraient faire la queue comme des c… pendant que d’autres se faufilent entre les gouttes ?

Ce qui devait arriver, arriva. Connard. Connasse. Et autres égratignures verbales. Pfttt…

Triste monde que celui des automobilistes du petit matin.

Car enfin : un peu de bon sens s’il vous plait ! Ce vélo que vous klaxonnez sans ménagement avant de le doubler à la va vite puis de le contraindre au caniveau, ce vélo serait une voiture de plus dans les bouchons vers lesquels vous vous précipitez, si je n’avais décidé de diminuer le flot de véhicules par un acte citoyen : remiser ma fidèle 107 au garage et payer de ma personne en pédalant chaque matin vers mon lieu de travail. De jour comme de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente et au péril de ma vie. Alors de grâce : cessez de faire rugir votre moteur dans mon dos, je sais que vous êtes là, je sais que je vous ennuie, je sais que vous iriez tellement plus vite sans moi.

Oui.

Mais il se trouve que j’existe. Eh oui. J’essaye de pédaler au mieux et croyez-moi, ce n’est pas toujours facile. Faut-il pour autant se mettre en colère à peine sortir du lit ?

Imaginez la somme de victimes qui résultera de ces mauvaises humeurs mal conjuguées, pour quelques mètres dérisoires. Vous, en colère. Moi, dépitée. Eux, les autres. Tous ceux que nous croiserons vous et moi après ces altercations de vélo à voiture : courbant l’échine en attendant que passe l’orage.

Cher automobiliste, que diriez-vous de donner dès demain plus de panache à nos échanges ? Cela peut être simple, comme ce bonjour que nous nous ferons du haut de nos véhicules respectifs. Je vous cèderai bien volontiers le passage à l’angle de la rue Emile Dreux. Vous me gratifierez d’un petit geste de la main.

Salut ma belle. Et sans rancune,

M.

Je vous ai guetté tous les matins, huit heures cinquante, à l’entrée de la rue Camille Godard. Un jour enfin je vous ai retrouvé, vous et votre petite bombe gris métallisé. Vous arriviez du Bouscat et vous filiez à vive allure vers le parc. Je me suis mise en travers de la rue, j’ai brandi haut la main ma lettre et je vous ai fait signe de vous arrêter. Vous ne pouviez qu’obtempérer alors vous vous êtes garé en double file, tous feux de détresse allumés. Vous avez descendu votre vitre d’une main, relevé de l’autre vos lunettes de soleil dernier cri et pris connaissance de ma missive sans broncher. A ce stade de notre entrevue, vous m’avez dit :

Non mais : oh ! Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Vous vous donnez le beau rôle dans cette histoire… comme sur votre vélo ! Le code de la route, il est le même pour tous et ce n’est pas parce que vous êtes une femme à vélo qu’il faut jouer au macho avec les hommes.

Vous avez aussitôt redémarré en trombe… pour mieux buter sur un bouchon de plus.

Et là : surprise !

Je vous ai vu chevaucher le trottoir sur une dizaine de mètres, garer votre véhicule tant bien que mal entre deux sorties de garage, vous extirper prestement de votre cage métallisée et me faire signe de vous rejoindre.

Je m’attendais à une série d’invectives, au lieu de quoi vous m’avez proposé de partager votre déroute en coupant à pied par le Parc. Je suis descendue de vélo sans trop réfléchir, vous m’avez emboîté le pas et nous avons franchi la porte ouest en dissertant comme de vieilles connaissances sur les mérites comparés du Jardin Public et du Parc Bordelais. Des grappes de brume montaient du lac où barbotaient quelques rares canards. L’air sentait bon l’herbe fraîche et la terre mouillée.

Vous m’avez parlé de votre métier - architecte, de ces bouchons que vous ne supportiez plus, des tensions qu’ils créaient un peu partout dans la ville et de ce petit bout de chemin qui donnait envie d’arrêter pour un temps la voiture.

Nous nous sommes quittés avenue du Bocage, vous avez hélé un taxi tandis que j’enfourchais mon vélo. Ce n’était pas demain la veille que vous remiseriez votre bolide au placard.

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