Le Grand Soir # 14 – Le temps des cerises

 

Cher Monsieur,

C’était hier aux alentours de vingt heures, avenue d’Eysines exactement. J’étais plongée dans mes pensées et je pédalais sec. Vous êtes entré dans mon champ de vision aux alentours du numéro soixante-douze, juste après la Boucherie des Allées.

« Bonjour-bonjour-tout-va-bien ? » avait claironné de derrière son comptoir ce cher Franck[1] en me saluant d’une main, tandis que l’autre continuait de découper une imposante carcasse.

J'avais haussé très légèrement l'épaule droite, bonjour-bonjour, histoire d’accuser a minima réception de ses saluts.

« La-grande-forme-alors ? » avaient mimé une dizaine au moins de doigts sanguinolents.

« Oui-oui… »

Que non ! Le vent lui-même s’amusait à me contrarier alors je retenais de la main ce qui pouvait encore l’être, la jupette en déroute et le mollet déterminé à grignoter vaille que vaille les mètres comme les secondes. D’ordinaire plus guilleret, le boucher s’en était retourné à son travail sans plus de commentaires et moi : je passais, marmonnant entre mes dents ce que ce monde pouvait avoir de vain et de désespérant. Aucun petit rien, même minime, ne méritait d’être ce soir-là signalé à l’inventaire.

Tout à votre trajectoire, vous progressiez à petits pas sur le trottoir d’en face côté numéros pairs, très élégant dans votre costume de lin grège. Le soleil jetait ses derniers feux, la lumière était belle. Votre ombre s’allongeait devant vous comme une compagne interminable et frêle. Vous arriviez en sens inverse du mien, vous sortiez de l’ordinaire et je vous ai remarqué, oui.

Pour être tout à fait honnête, je n’ai vu de vous qu’une chose : votre crinière blanche, qui semblait en feu elle aussi. Imaginez donc : un vieux monsieur de quatre-vingt-cinq ans bien sonnés - quatre-vingt-dix peut-être ? - élégant comme un jeune homme, bombant le torse et fier de cheminer le long de l’avenue, poussé par un vent d’ouest complice qui me valait de lutter à rebours et nous mettait opportunément à l'unisson. C’est alors que vous m’avez… sifflée !

Oui : sifflée. Distinctement et sans ambiguïté aucune, un sifflement lourdement appuyé sur les « i » en guise de compliment avec pour sous-titres un dialogue muet d’un autre âge.

Chère Madame, permettez que je vous siffle. Mais sifflez donc, cher Monsieur, sifflez ! Et permettez que j’écoute. Que je me remplisse les oreilles pendant que vous vous rincez l’œil…

Le tout en une fraction de seconde. Pas plus ! J’allais vite, alors vous vous êtes retourné et vous m’avez suivie de la main, pour un peu vous auriez porté deux doigts à votre bouche histoire de gagner en puissance. Mais je pédalais décidément trop vite et vous avez repris votre pas lent en direction… de quoi au juste ?

Je ne le saurai jamais, mais je suis sûre d’une chose : le fauve qui sommeillait en vous, celui-là même dont la crinière était en feu, s’était soudain réveillé. Et quel plaisir vous m’avez fait ! Envolés les soucis, les tristes pensées, l’interminable inventaire des coups reçus, des coups donnés et autres humanités trop grises pour s’y attarder longtemps. Votre sifflement avait rejeté bien loin tous ces brouillards et j’en ai ri comme une collégienne sur le restant de mon chemin ! Nous avions rajeuni vous et moi d’un bon paquet d’années en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Belle performance, pas vrai ? Et il ne m'échappa nullement que ce qui m’aurait d’ordinaire valu d’être en colère contre la gent masculine dans son ensemble me fit, venant de vous, ce jour-là, et dans ces circonstances-là précisément, un bien fou.

Alors permettez, cher Monsieur, que je vous salue à mon tour d’un sifflement.

Long, et appuyé comme il se doit.

Égalité de sexes oblige, eh oui.

Bien à vous, l’éternelle légèreté de la jeunesse !

Et bien à moi, le plaisir de déposer les armes,

M.

 

Je me suis renseignée Boucherie des Allée où vous étiez connu des autochtones pour vous promener longuement sur l’avenue des heures durant, les jours de plein soleil et sans autre compagnie que vous-même. Comme nous n’avions vraisemblablement pas les mêmes horaires, je me suis dit qu’il était peu probable que je vous croise de nouveau à l’improviste. Il ne me restait plus d’autre solution que de faire le tour des maisons de retraite… et je l’ai fait !

Cela m’a pris du temps bien sûr, mais j’ai fini par retrouver votre trace aux « Cerisiers Rouges » de la rue Cassignol. Vous y étiez l’un des pensionnaires les plus actifs, ainsi qu’il me le fut précisé à l’accueil sur la seule description de votre longue silhouette. Votre crinière blanche vous valait un grand succès auprès de ces dames, qui toutes sollicitaient votre présence. Mais votre truc à vous c’était de sortir, vous en aviez marre de ces pipelettes et de leurs sempiternelles parties de cartes. Un jour, on vous avait retrouvé à plus de trois kilomètres de là et depuis la consigne avait été donnée de vous surveiller de près. J’en ai conclu que vous deviez vous ennuyer ferme.

J’ai demandé où vous trouver, quelqu’un m’a fait signe d’aller au plus profond du jardin et je vous ai déniché sur un banc, face à un massif de fleurs. En train de siffloter ! Vous m’avez dit de m’asseoir, j’ai bien vu que vous regardiez ma lettre. Vous avez froncé les sourcils, ce que vous vouliez c’était discuter, pas de lecture : non, ces dames s’en chargeaient et cela vous faisait dormir.

Nous avons papoté pendant plus d’une heure. Discuté de tout, discuté de rien. De tout et de rien encore. Avec juste au milieu une courte pause le temps de vous la lire : ma lettre.

Et vous m’avez dit :

Bien sûr que je suis un fauve ! Ici personne ne l’a compris et l’on voudrait faire de moi un chat frileux et gras. Chère demoiselle, l’âge est une cage qui ne me convient pas alors comme les oiseaux je siffle… histoire de faire passer le temps. Je suis le gai rossignol des Cerisiers Rouges, vous savez : comme dans la chanson… 

Nous avons ri et entonné ensemble le Temps des cerises. Vous étiez parfait en gai rossignol, j’ai pris le rôle du merle moqueur. Lequel m’allait plutôt bien : c’est vous-même qui me l’avez dit en montrant du doigt ma lettre. Votre sagacité n’avait décidément d’égale que la mienne.

Ces dames ont eu vite fait de nous rejoindre, une chorale, en voilà une bonne idée. Je me suis éclipsée au troisième refrain, vous m’avez envoyé une bise d’une main tandis que l’autre battait tout doucement la mesure. Quelques images ont défilé à toute vitesse dans ma tête, les trois hauts cerisiers des Sarraix à l’arrière de la ferme de mes grands-parents maternels, et celui, plus trapu mais tout aussi touffu et couvert de fruits de la rue des Goncourts ; d’autres plus récentes, l'image des cerisiers encore frêles de l’allée du Tillou qui désespéraient ma mère tant ils produisaient peu, et celle du vieux cerisier des Hirondelles, au feuillage plongeant vers l'herbe rase du jardin.

Il y aurait toujours des enfants pour grimper aux arbres, se délecter de fruits à même les branches et revenir chez eux la bouche pleine, les joues, les lèvres, la langue, les mains et les poches rougies d’un jus annonciateur de tâches qui vireraient au bleu indélébile à la première goutte d’eau. Comme il y aurait toujours des amours, comme il y aurait toujours des révoltes. Le temps des cerises était immuable. Quant à celui de la cueillette…

La chorale continuait d’égrener sans hâte ses refrains, entourant l’homme-lion d’attentions touchantes. Je sais que c'est bête, mais j’ai pleuré dans ma voiture en partant.

 

[1] Cf. Le Grand Soir #2 - L'aubade des Allées

4 Comments

  1. Patrick et Sophie sur septembre 1, 2018 à 7:39

    Très bien écrit comme toujours. A t’on le droit de siffler l’auteur.e ? 😉

    • Myriam sur septembre 1, 2018 à 8:03

      Mais sifflez donc, chers lecteurs, sifflez ! Et permettez que j’écoute ! Que je me remplisse les oreilles pendant que vous dégustez mes cerises… Un grand merci pour vos retours, bien à vous ! M.

  2. Sylvie Loubet sur septembre 9, 2018 à 9:42

    Merveilleusement bien écrit ! Toujours cette délicieuse délicatesse dans vos textes. Et me voilà en train de fredonner le temps des Cerises en vous lisant ! Continuez de siffler en écrivant, surtout ne vous arrêtez pas; ainsi le gai rossignol et le merle moqueur seront à la fête, nous aurons la folie en tête et le soleil au coeur… Merci M. pour ce partage.

  3. Ouvrard sur septembre 10, 2018 à 1:15

    Super Myriam , tu m’etonneras Toujours , quelle histoire quel beau texte, quel beau sifflement , quel talent pour décrypter et rendre élégant et humain un événement qui pourrait rester dans l’oubli du quotidien bravo

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