Matriochka – Cristina Comencini

 

Quelques mots et extraits de "Matriochka", pour enrichir notre rubrique "Biographie... vous avez dit biographie ?".

Un roman de Cristina Comencini placé sous le  signe de l'auto/bio/graphie, des enjeux de l'écriture, et plus particulièrement de la création féminine. Une création pleine et puissante chez Antonia, "figure centrale du roman, célèbre femme sculpteur obèse, monumentale, âgée, qui porte en elle, intactes, toutes les femmes qu'elle a été longtemps et qui se font jour au fur et à mesure des entretiens menés avec son interlocutrice" ; une création entravée chez Chiara, chargée d'écrire sa biographie.

Un roman placé sous le signe de l'emboîtement et du multiple, dont le titre évoque ces poupées russes gigognes, à l'image desquelles chaque femme en contient plusieurs autres.

Attentive comme dans ses précédents romans à la complexité des destins, l'auteure nous rappelle au fil des pages que tous les corps, toutes les vies sont gigognes.

Un livre à lire et à vivre comme une aventure au coeur de l'écriture biographique, qui nous offre deux beaux portraits de femmes artistes et créatrices.

A tou.t.es, une bonne lecture !

 

[ Extraits ]

"Ne vous approchez pas trop !"

C'est sa première phrase, prononcée d'une voix d'homme. C'est le matin, même si la matinée est déjà avancée, et, on me l'a dit, elle est une grande fumeuse.

Elle m'a fait attendre deux heures dans le petit salon des souvenirs*. C'est la secrétaire, sa femme de chambre d'autrefois, qui l'appelle ainsi : le petit salon des souvenirs* de Madame.

J'ai eu le temps d'observer ces fameux souvenirs ; traces de voyages de jeunesse, vestiges de fouilles grecques, souvenirs de manifestations en son honneur, prix, statuettes, sirènes, muses portant des rouleaux de parchemin doré où est gravé son nom. Et des rangées de photographies dans les espaces vides, entre deux rayonnages, encadrées de la même façon, représentant toutes l'artiste en compagnie de célébrités.

"Ne vous approchez pas trop. Ces sont des objets sans valeur, sauf quelques-uns. Il m'a fallu une vie pour les accumuler et je veux qu'ils restent entiers jusqu'à ma mort. Et puis ils sont tout poussiéreux. J'ai interdit à quiconque de les épousseter. Asseyez-vous."

Ça doit faire longtemps que personne n'essaie plus de la contredire. [...]

"Dans les histoires, on commence toujours par le commencement, c'est une erreur. Il faut d'abord connaître le point d'arrivée et ensuite décortiquer progressivement les couches de peau dont est faite une vie. Votre travail est insensé, vous ne devriez écrire que des biographies de morts. Même si tout être vivant est fait de morts, encastrés les uns dans les autres jusqu'au plus vieux, celui qui est encore en vie. En tout cas, ne vous faites pas d'illusions, ma ligne de vie est encore longue, malgré la graisse et les cigarettes." [...]

* en français dans le texte.

 

[...] La femme énorme, enfermée dans sa tunique noire, se tait. Ses yeux font le tour de l'atelier, de l'établi avec les instruments jusqu'au sculptures inachevées aux toiles blanches, et aux fenêtres inondées de lumière.

  • Au fond, ça me fait du bien de parler avec vous. Malheureusement, vous devez supporter ces monologues, c'est votre métier.
  • Certainement
  • Oui, ça me fait du bien, à part votre manie de recueillir les vestiges du passé. Vous devez avoir une maison pleine d'objets.
  • J'aime conserver des souvenirs, oui.
  • Moi, je ne peux travailler que dans le vide. De toute façon, ça ne sert à rien de conserver, la rencontre avec le souvenir est toujours fortuite. Enfin, pour vous ce n'est pas la même chose. Vous, vous n'êtes pas une artiste.

C'est la vérité. Je suis bien placée pour le savoir, j'écris des biographies, pas des romans. C'est un métier, pas un art. Mais ça ne me plait pas que ce soit elle qui le dise. [...]

 

[...]

  • Luca, cette femme, Antonia, je pense beaucoup à elle.
  • Je sais, c'est toujours comme ça.
  • Non, cette fois c'est différent. J'ai l'impression qu'elle a vécu tant de vies, et maintenant elle est là. Enfermée dans son énorme corps. Tu sais qu'en avion il faut lui réserver deux places côte à côte parce qu'une seule ne suffit pas ? [...] Je ressens une sorte de dégout pour sa vieillesse, pour son odeur. Et pourtant ce qu'elle raconte, l'ile, sa mère, toutes ses imaginations enfantines, tout cela m'attire. Elle a une façon de raconter qui te plairait, synthétique, pleine d'images. Elle ne fait jamais de théorie, elle ne parle pas de ses sentiments. Je ne sais pas si je serai en mesure de raconter sa vie, de la décrire.
  • Tu dis toujours ça.
  • Non, ce n'est pas vrai.
  • Mais si, je te le dis. Chaque fois que tu commences un nouveau travail tu penses que tu n'y arriveras pas.

Luca m'a répondu d'une voix ensommeillée. Je me retourne pour vois s'il a les yeux fermés. Pas encore.

  • Ça t'ennuie  que je t'en parle ?
  • Mais non, voyons, ça m'intéresse beaucoup.
  • Tu n'as pas sommeil ?
  • Continue, je suis bien réveillé et attentif.
  • Depuis notre première entrevue, j'ai dans l'idée qu'elle me cache quelque chose. Tu vas me dire que ça m'arrive tout le temps. C'est vrai, quand je connais les personnes à propos desquelles je dois écrire, j'ai l'impression qu'elles jouent un rôle, qu'elles posent. Et je dois aller au-delà de leurs propos, de leurs certitudes. Avec Antonia c'est autre chose. Elle n'a jamais essayé de tricher : elle s'est tout de suite présentée d'une façon pas du tout attirante. [...]

Le souffle léger de sa respiration m'arrête. Je me retourne et le regarde dormir, la main appuyée sur une jambe, les traits du visage tirés d'avoir lutté contre le sommeil. Mes paroles l'ont bercé. [...]

 

[...] Dans mon ordinateur, j'ai ouvert un fichier où j'ai fait la synthèse de nos conversation et du matériau recueilli sur elle. Je fais toujours ça. Ce n'est pas encore le fichier du livre. Je l'ai intitulé Matriochka, parce que je trouve qu'Antonia ressemble à une poupée russe qui en contient d'autres de plus en plus petites, toutes avec des pommettes rouges et des yeux cerclés de bistre. En relisant mes notes pour le rendez-vous de demain, j'ai remarque qu'il manquait toute la partie concernant sa vie à Rome. Demain je lui parlerai des séances avec questions. C'est une pratique que j'adopte toujours. Au cours des premières entrevues, il est normal que l'interviewé parle en roue libre, sans entraves. La mémoire a ses priorités émotionnelles et le biographe doit les connaître. Elle, par exemple, parle volontiers de son enfance et de sa vieillesse, mais n'aime pas évoquer son travail ni la période de ses succès, la partie la plus importante de sa vie adulte. Ça arrive souvent. Quand on est âgé, on a tendance à sauter le temps des réalisations, comme s'il ne comptait pas. Comme si la fin et le début contenaient déjà tout. Je fait des séances avec questions justement pour cette raison, pour rééquilibrer la matière. Les chapitres doivent avoir à peu près la même longueur, et le cours de la narration ne saurait présenter des lacunes. Ce n'est pas comme ça dans les romans, bien sûr, mais dans les biographies, si. Dans les romans, les silences sont plus importants que les mots.

Si je devais écrire un roman sur Antonia, je partirais de la photo de la jeune fille que j'ai trouvée dans son ancien atelier. De la photo, et du tapis roulé avec les marques de cigarettes. Je pense que sur ce tapis Giorgo et elle se sont souvent aimés, et c'est pour ça qu'elle l'a laissé là, avec la sculpture en morceaux et les photos des années cinquante. La photo de cette fille serait le mystère de mon roman. Chaque vrai livre contient un mystère ignoré même de l'auteur. Celui qui lit et celui qui écrit sont liés par le même désir de le découvrir. Ils le font ensemble, sur une chemin commun, où le lecteur a l'impression d'être guidé, alors que l'écrivain ne connait ni la route ni la direction.

En revanche, le biographe doit savoir où il va. [...]

 

Matriochka, de Cristina Comencini

Roman, publié aux éditions Verdier - terre d'altri (2003)

Traduit de l'italien par Carole Walter

Matriochka

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